Pas ici
Lundi matin, après les attentats du 13 novembre 2015.
Aminata ne va pas bien. Malinké, elle était militante au pays, incarcérée à deux reprises. Elle porte les stigmates, visibles et invisibles, de ces persécutions.
“Madame Marjorie, pourquoi, pourquoi ils font ça ?”. La tête dans les mains, elle ne cesse de répéter “pourquoi” en sanglotant.
J’ai l’impression que toutes les défenses qu’elle a construites depuis plusieurs années sont tombées en un instant. Cette soudaine exposition à la mort en réactive d’autres, qui étaient jusqu’ici enfouies. “Pas ici” murmure-t-elle. Le regard noir et perdu, je revois Aminata à son arrivée, il y quatre ans.
Elle se tape la tête contre le mur, je la retiens. Elle laisse échapper une logorrhée qui n’a pas de sens, je ne sais quoi répondre, sa douleur me sidère, difficilement soutenable.
J’appelle son médecin généraliste, qui exerce dans une association travaillant autour des parcours d’exil. Il lui prescrit son traitement et nous collaborons aisément avec lui. Je tente de lui expliquer la situation. “Aminata va mal, j’ai le sentiment qu’elle s’effondre, qu’autour d’elle tout s’effondre. Elle est confrontée à des scènes, comme des flashs, des reviviscences traumatiques. J’ai l’impression qu’elle ne m’entend plus, que nous perdons contact…”
“Venez, je vous attends”, répond le médecin.
Nous prenons un taxi. L’expression du visage d’Aminata est figée, elle tremble. Elle se tape la tête contre la vitre. Doucement, je me rapproche d’elle. Le trajet en voiture nous oblige à passer tout près du Bataclan, devant les terrasses, devant les fleurs, les peluches, les dessins…
Nous arrivons enfin. Aminata explose et recommence à répéter “Pourquoi ?! Non, pas ici !”.
Le médecin la regarde, ne dit rien, la prend dans ses bras, tout simplement. J’entends le souffle d’Aminata s’apaiser.
Nous sommes invités à nous asseoir sur le canapé. Aminata laisse sortir des tas de choses, dans sa langue. Elle ne s’adresse pas à nous, j’ai l’impression qu’elle invective d’autres personnes, elle crie, elle pleure. Puis elle finit par nous regarder, les mots se mélangent : injustice, guerre, mort, famille… Nous l’écoutons patiemment. Puis le médecin prend la parole. Il partage, un peu de lui, beaucoup de lui, dévoilant l’un des plus douloureux moments de sa vie.
Paradoxalement ce témoignage ramène de la vie, de l’humanité, comme si les sentiments d’impuissance, d’injustice et de tristesse avaient pu trouver un sens et une expression dans l’échange. La douleur brute, elle, n’a pas de sens. Il n’y pas de réponse au pourquoi de la douleur, seulement un ajustement avec la vie qui continue.
Marjorie