Une maîtresse au portail
Huit heures trente, les élèves sont entrés en classe. Les parents passent le portail de l’école. Pour eux aussi, une autre journée commence. Être présente dans ce passage vers le dehors, c’est proposer un espace où les langues se lient et se délient.
À l’école, je suis l’enseignante en plus, le poste « surnuméraire » nommé poste « engagement réussite ». Né d’une volonté de l’équipe enseignante, mon travail se situe autour de la parole. Beaucoup de mamans, quelques papas, s’attardent pour bavarder, parler d’eux. Les questions arrivent plus facilement dans cet espace qui est comme un interstice entre l’école et le monde du dehors. Le vendredi, un café est servi. Depuis la Covid, cet espace permet de garder le contact, de partager des questions face aux implicites de l’école ou d’ailleurs. On me sollicite, mais aussi on se parle. On se (re)connaît, on rompt la solitude… on cherche à ce que personne ne reste invisible.
Des récits de migrations émergent parfois, comme celui de Zula, maman Érythréenne. Pour Ana, sa fille aînée, l’entrée dans le langage est difficile. Petit à petit, nous tissons des liens. Un matin, elle me sollicite pour l’aider à faire les papiers de son fils. Zula a besoin de partir « au pays » faire le deuil de son père et de son frère avec sa famille. Elle confie qu’elle s’inquiète aussi beaucoup pour son autre frère qui est hospitalisé ici en service de psychiatrie. Elle me dit qu’il a « perdu la parole en traversant la mer ». Je comprends de son voyage migratoire qu’il a quitté le Soudan, est passé par la Libye avant de faire la traversée vers l’Italie. À son arrivée, il avait perdu la mémoire. Zula a pu aller le chercher, alors qu’elle attendait son deuxième enfant. Elle évoque ce moment avec beaucoup d’émotion. Depuis, son frère n’a plus envie de vivre, il est soigné à l’hôpital. Elle souffre de le savoir isolé et elle aussi se sent « enfermée » chez elle. Que pourrait-elle faire dans son pays pour son frère ? Zula est orthodoxe. Au pays, elle le ferait soigner par des prêtres, ici, elle souhaiterait qu’il puisse aller à Lourdes. Que son souhait puisse se réaliser ou non, évoquer cette idée ensemble semble déjà porteuse d’espoir pour elle. Zula redoute que son frère ne puisse pas revoir sa mère avant qu’elle ne meure. Pourtant, elle ne souhaite pas qu’il retourne au Soudan où il ne serait pas pris en charge. En parlant, nous imaginons comment faire venir leur maman pour le voir ici… Ensemble, nous pouvons y réfléchir.
En attendant, elle a obtenu les papiers nécessaires pour visiter sa famille avec ses enfants, elle part trois mois pour se ressourcer. Je lui dis l’importance d’en parler avec les enseignantes afin de lever les éventuels malentendus et préserver l’alliance.
Sans ces discussions au portail, nous n’aurions pas pu partager son histoire. La position transculturelle dans nos échanges nous met chacune sur un pied d’égalité et nous invite à faire le voyage d’une culture à l’autre, sans jugement. Dans cet espace de transition, nous tissons des liens en échangeant simplement sur nos manières de faire. « Ensemble on peut imaginer les portes qui s’ouvrent alors que seule, elle me semblent toutes fermées » me dit-elle. Aujourd’hui les filles sont attendues à l’école, pour reprendre en confiance le chemin du quotidien. Elles sont ici chez elles… aussi.