Quand j’aurai récupéré mon corps
Je travaille comme formatrice en Français Langue Étrangère dans le centre social d’un quartier prioritaire à Nancy.
Un nouveau centre d’hébergement a ouvert en périphérie de la ville. L’ancienne maison des gardes forestiers est devenue un lieu d’accueil pour les migrants. Seule l’autoroute et la nationale permettent d’y accéder. Parfois, quand je rentre chez moi, je vois une silhouette marcher le long de la route.
Un soir, je raccompagne A., un jeune érythréen, arrivé récemment après un séjour à Calais. Nous discutons sur le trajet et je remarque le message tatoué sur sa main droite : Fight to live. J’interroge le sens qu’il donne à ces mots. Il me répond que c’est sa vérité, que sa vie est comme ça. Ce tatouage est la première chose qu’il s’est offert, après avoir obtenu l’allocation pour demandeur d’asile.
Puis, il me montre son dos, effleure ses omoplates avec ses doigts et dit : “Quand j’aurai récupéré mon corps, je me tatouerai un aigle, comme ça, d’une épaule à l’autre.”
Je ne sais rien de son histoire. Je connais pourtant la grande Histoire, et je peux imaginer comment elle impacte la sienne, et comment elle a pu marquer sa chair. Le corps de A. a traversé les déserts, la faim, la soif, la peur, la solitude, l’indicible Libye. Ce corps qu’il n’a plus, je me demande quand, comment et où il l’a perdu. Ses mots me percutent, un bruit sourd m’enveloppe à l’évocation de cette consistance disparue.
Il me confie plus tard qu’il n’aime plus son visage, qu’il ressemble déjà à un mort tant il est amaigri. Comment porter cette mort qu’on a frôlée, et cette vie dont on a été privé ? Comment accueillir ce qu’il y a toujours de soi, et ce qui peut advenir? Comment se re-garder?
Chaque jour, au travail, je les accueille et je vois leur corps. Certains sont maigres, abimés, leurs yeux n’ont pas dormi, leurs dos sont courbés, leurs barbes et cheveux blanchis. Je m’interroge sur la douleur de porter non seulement les souvenirs des maltraitances, mais aussi les traces de ces mémoires. Ce que le miroir ne trahit pas.
Ce soir-là, j’ai simplement dit à A. que je préférais les motifs plus discrets aux aigles omnipotents. On a beaucoup ri en dressant une liste de tatouages de mauvais goût.
Plus tard, alors que je lui demandais si nous pouvions nous rencontrer dans le cadre d’un entretien, il m’a envoyé une photo de son nouveau tatouage sur la main gauche. Le dos coûtait trop cher mais il le fera un jour. Quelque chose a changé chez A., entre mille autres choses. Le tatouage semble être une manière de signer son enveloppe. Il est une des perspectives à travers lesquelles se regarder, et se garder vivant.
Noémie