Pinceaux et humour de survie
Mamadou, 20 ans, est Dinka du Soudan. Il a grandi avec un père absent, ou plutôt un père présent, mais jamais là, trop abrasé, trop « désespéré ».
« Je n’ai pas quitté mon pays, j’ai quitté mon père » constate Mamadou. Il parle peu de sa vie là-bas, de son parcours d’exil, de « ses aventures ».
Il est parti avec son grand-frère, les passeurs leur ont pris beaucoup d’argent. Voilà ce qu’il nous en a dit, toujours sous la forme d’une liste : il y a eu ça, et puis ça, et encore ça…
Son rire est communicatif, son humour me touche. Ses blagues sont souvent « limites », comme diraient mes collègues. J’en ai bien conscience et je ne m’autorise pas toujours à rire. Peut-être que cet humour rend les choses plus légères, moins dangereuses.
Lors d’un atelier d’arts plastiques ayant pour thème « un moment », Mamadou peint une grande étendue d’eau, et ses larmes s’y mélangent insidieusement. Il attrape les brosses comme des bouées et utilise les couteaux pour déchirer l’océan. Au fur et à mesure, son tableau s’obscurcit et le bleu azur laisse place à un bleu marine tempétueux. Il finit par laisser de côté ses outils et peint avec les doigts. J’ai l’impression d’un dialogue avec la toile, que je n’ose pas interrompre. Sur son tableau, au loin, une silhouette.
Mamadou est seul avec « son moment ». Puis il redresse la tête, me regarde, ses yeux sont encore rougis par les larmes, son visage souriant…
« C’est quand tu as traversé ?
– Oui, quand on a traversé, dans le bateau, il y a eu une bagarre. Mon frère, un autre gars et moi, on est tombés à l’eau. L’autre gars a coulé, je ne sais pas pourquoi. La mer était déchaînée, enfin je crois.
– Et ton frère et toi ?
– Mon frère est mort d’avoir été désiré !
– Pardon ?
– Oui, quand je suis né, mon père ne me voulait pas, ma mère avait été violée, enfin je crois. Mon père m’a emmené au bord de l’eau et m’a noyé. Non, vraiment, c’est ma tante qui l’a vu faire et l’a poussé pour me donner de l’air. Après être tombé à l’eau, mon frère a paniqué, il n’a pas voulu de ma main ! Moi, je n’ai pas eu peur. De quoi j’aurais pu avoir peur, je m’étais déjà noyé ! Merci papa !
– Et la silhouette au loin, c’est ton frère ?
– Non, c’est mon père. »
Marjorie