Des ballerines en hiver ?
Pourquoi des ballerines en hiver ? Portées sans collants, sales, abîmées, avec des étoiles, des cœurs brillants…
A la maternité de Bondy, je les remarquais souvent en entrant dans les salles de travail, en toute saison de l’année, été comme hiver, et chez des femmes de différentes cultures et âges. Éparpillées à droite et à gauche, serrées l’une contre l’autre à côté du lit d’accouchement, ces ballerines m’interrogeaient toujours. Féminines, certes, mais pas toujours présentables, ni adaptées au climat.
Un été, je me suis retrouvée dans un marché où ces mêmes ballerines étaient vendues cinq euros, alors j’ai compris et je me suis sentie ridicule. Les femmes aux ballerines étoilées n’avaient tout simplement pas l’argent pour s’acheter des bottes en hiver.
Lire ou penser à la misère n’est pas comme la vivre et la témoigner. En passant par cette évidence, j’ai compris quel sens je pouvais donner à l’universalisme : nous avons tous les mêmes besoins primaires, et nous sommes tous humains au-delà de chaque culture.
L’accouchement est un acte qui résume parfaitement l’universalisme des besoins. En effet, quelle que soit la culture de la maman avec qui je travaille, mes techniques peuvent être adaptées, et en cas d’extrême urgence, il est possible de les utiliser pour tenter de leur sauver la vie, quelles que soient les méthodes d’accouchement considérées comme plus traditionnelles qui sont les leurs.
C’est ainsi que j’ai compris la fraternité : être autres et être les mêmes à la fois, accepter ce paradoxe sans chercher à l’annuler.
Cette idée m’accompagne désormais dans tous les gestes de ma pratique professionnelle : les poches de sang sont individuelles, spécifiques, mais la transfusion sanguine est le moyen universel pour aider les êtres humains en état de choc hémorragique.
A la maternité de Bondy, loin de chez moi, de mon frère et de mes sœurs, je me sens pourtant au sein d’une grande fratrie, dans les yeux des mamans et des papas que j’accompagne. J’y retrouve la lumière, les palpitations et les inquiétudes des yeux de mes propres parents.
Tous les pieds ont froid dans des ballerines abimées en hiver, ça aussi, je l’ai appris.
Gessica