Ensemble
Fatoumata est en France depuis six ans. Elle a soixante-trois ans, “63 fori ya ma” en soussou.
Elle est arrivée en France pour quelques jours et y est finalement restée pour toujours.
Au fil des ans, nous avons noué un lien fort où nous nous racontons l’une à l’autre. Elle me parle de ses enfants, ses petits-enfants, de « bonhomme » son époux. Fatoumata m’explique qu’en Guinée les hommes soussou sont les plus gentils. Elle me conte la vie dans son pays, la vie qui continue en son absence, de son regard qui change sur son passé, son avenir, son présent.
Nous apprenons l’une de l’autre, partageant l’une avec l’autre… Ses yeux brillent lorsqu’elle découvre et regarde son premier film, The Artist.
Cependant, Fatoumata est malade, elle allait mieux, mais sa santé se dégrade de nouveau et elle doit se rendre à l’hôpital.
Je l’aide à préparer son sac, tout en discutant :
« Ma fille, j’ai tout pris? »
« Je ne sais pas, je regarde… attends, tu n’as pas pris de culottes. »
Elle rigole fort, très fort.
« Ma fille ça fait longtemps que je ne mets plus de culotte… »
« Non ! »
A mon air mi amusé, mi étonné, elle ne me répond pas et rigole, encore une fois sa légèreté et son entièreté me touchent. Elle se moque de moi, de ma jeunesse.
« Tu verras quand tu auras mon âge ! »
« Rigoles, c’est surtout qu’avec un jean c’est moins pratique qu’avec un pagne ! »
Elle pleure de rire au point de devoir s’asseoir pour reprendre ses esprits.
Nous avions trouvé ensemble la permission de rire de cela. Ce vécu commun nous l’autorisait. C’était la dernière fois que je la voyais. Elle est décédée deux jours plus tard des suites d’une maladie microbienne foudroyante. Nous nous sommes quittées comme cela, sur des rires et des culottes.
Je me rends à l’enterrement, il y a du monde, beaucoup de monde, moi qui pensais Fatoumata si seule et isolée. Je suis triste, bien au-delà de ce qu’autorise la fameuse distance professionnelle. Dans la cour du funérarium il y a des cris et des hurlements que j’écoute et observe, médusée.
Dans ma culture, nous pouvons être triste, bien sûr, mais discrètement. La douleur est là, mais silencieuse, forte à l’intérieur mais peu, voire pas exprimée. Chez moi on se cache pour crier, hurler peut-être même, parfois, pleurer. Il s’agit de ne pas gêner par son propre débordement d’émotions et ainsi pouvoir accueillir l’autre avec sa tristesse, son manque de mots. Je ne me sens pas bien, je suis comme effractée par tant de douleur et toutes ces émotions qui se mélangent.
Un jeune homme s’approche et m’interpelle
« Vous êtes Marjorie ? »
« Marcus ? »
« Je vous ai reconnu ! »
Je fais un geste en me touchant la joue pour lui montrer ma couleur de peau.
« Ma sœur tu es blanche c’est vrai, mais surtout, tu pleures à l’intérieur »
C’est comme cela qu’il m’avait reconnu. Je lui donne la bague que sa mère m’avait confié et lui disant:
- « Fatoumata m’a tellement parlé de toi, je suis heureuse de te rencontrer enfin »
Marjorie