Comprendre l’autre, si proche, si loin
« Peut-on vraiment comprendre une situation que l’on n’a pas vécu soi-même ? » : cette question, quand on est psychologue, on l’entend souvent dans la bouche de nos patients. « Comprendre », peut-être pas, tout dépend ce que l’on entend derrière ce terme, mais « imaginer », toujours, à n’en pas douter.
Cette question me fait penser à une patiente que j’accompagne depuis maintenant deux ans dans un centre d’accueil pour personnes exilées. Pendant les premiers mois du suivi, elle me décrit des persécutions au pays, en Côte d’Ivoire, un sort qu’on a jeté à sa famille, qui la fait boiter depuis des années et qui a rendu son frère presque complètement fou. Elle me parle également des violences subies en Libye, du naufrage du zodiac en Méditerranée, de la mort qui l’a tutoyée du regard et des cauchemars qui la réveillent la nuit. Puis-je « comprendre » cette altérité ? Un monde culturel si différent du mien, avec ses logiques étiologiques, ses systèmes de causalité qui m’échappent ; un monde social et politique que je ne vois que de très loin, à travers des images télévisuelles et des articles d’analyses systémiques ; un monde traumatique de souffrances dont je ne peux que deviner, à l’aveugle, la redoutable intensité. Je ne comprends pas tout, mais j’imagine, et je pose des questions, tout en respectant les zones de silence : ensemble nous avançons, pas à pas, elle m’explique, et s’explique surtout à elle-même ce qu’elle a vécu, j’essaye de comprendre, c’est peut-être seulement ça qui compte.
Les mois passent, nous continuons à nous voir. Depuis quelques temps, elle évoque « quelque chose dont j’aimerais vous parler, mais je n’y arrive pas encore ». Et puis le jour vient, elle se sent prête, et me révèle son homosexualité, l’histoire d’amour avec une femme qui l’a soumise à l’opprobre au village, la relation à distance compliquée à maintenir… Elle raconte des souvenirs d’enfance, des questionnements sur son genre, la naissance de son désir à l’adolescence, la honte, puis l’acceptation. Elle dit « les autres ne peuvent pas comprendre, on ne peut pas comprendre si on ne l’a pas vécu ». Cette patiente, si loin, et si proche : je pense à ma propre homosexualité, ce qu’elle raconte de son enfance me fait revivre la mienne, nous nous retrouvons à un endroit où cette fois je n’imagine pas, je le vis aussi au plus profond de moi.
Aurais-je été meilleur thérapeute si j’avais vécu l’exil ? Aurais-je été moins bon thérapeute si j’avais été hétérosexuel ? Non bien-sûr, aux deux questions. Cette question que pose cette patiente, c’est finalement ce que nous, les psys, nous appelons « le contre-transfert » : l’analyse de ce que la relation avec le patient nous fait vivre, en tant que thérapeute et en tant que personne. « Comprendre » l’autre, c’est peut-être imaginer ce qu’il vit, sans le vivre à sa place, sans regretter de ne pas pouvoir le vivre, sans s’imaginer à tort qu’on le vit aussi… C’est constater les variations de distance, tantôt proche, tantôt loin. La bonne distance est celle qui est là, que l’on reconnaît, honnêtement, et que l’on accepte. C’est la distance à travers laquelle on arrive à tisser des liens, quel que soit le point d’où l’on part dans notre propre histoire.
Guillaume