Des corps – Décombres

Bien des sujets en lien avec l’exil viennent nous toucher dans nos sphères personnelles, après la porte du bureau. J’aurais pu rencontrer Tarek dans le cadre de mon travail mais je l’ai rencontré un peu plus loin et Tarek est mon ami.
Je ne suis pas retournée dans le sud depuis des mois. Il fait très chaud mais les nuages annoncent la pluie. Pluie d’été sur la blancheur écarlate du pavé. Je retrouve mon ami à la terrasse d’un café-pizza. Tarek vit ici depuis longtemps, maintenant. Je n’ai pas eu de nouvelles de lui pendant de longs mois et je me suis inquiétée. Il porte un vêtement traditionnel ample et je ne devine pas encore son extrême maigreur. Je l’ai connu très mince, régulièrement fragilisé par la toux et les maux de tête. « Depuis la France, c’est comme ça » m’explique-t-il.
Quand je regarde ses poignets qui portent une cigarette à sa bouche, mon estomac se comprime. Le café est si acide. Tarek est si maigre.
Il me rappelle alors sa hanche blessée après une chute en vélo, ses bleus et la lassitude de devoir réparer son moyen de transport. Je me souviens de sa douleur qui reste, Tarek qui boite, mon insistance pour qu’il aille voir un kiné. J’apprends que par la suite son état a lentement puis soudainement empiré. Il est resté plusieurs mois à l’hôpital. Alimenté par une sonde, il est devenu si maigre qu’il s’est vu mourir. Il me raconte le testament qu’il s’est fait, les yeux à peine ouverts de fatigue sur le lit de l’hôpital. Il n’arrive pas à croire qu’il est vraiment là depuis qu’il est sorti. Il prend de grandes décisions pour son existence, comme si c’était la dernière chance qu’Allah lui donne. Opportunité dont il ne comprend pas vraiment le sens.
Je suis rassurée de le voir à cette table. Il est épuisé de savoir ce qu’il reste à faire après l’avoir quitté. Tarek me dit : « Noémie, je suis fatigué. » Ses os, trop familiers de la fin qui approche. Son corps, toujours en guerre. Ca ne s’arrête donc jamais ?
Il m’est arrivé plusieurs fois que de jeunes exilés me montrent fièrement, sans que je le demande, une photo d’eux plus jeunes, au pays, pour initier le dialogue. Je revois Tarek, comme d’autres, méconnaissable, les pommettes rondes et les cheveux denses sur une photo qu’il garde dans son portefeuille. Ces portraits se mélangent au souvenir de deux jeunes syriens, lors de mon premier stage en tant que formatrice, qui me présentent fièrement des photos de Damas, de leurs rues et de leurs maisons «avant Bachar».
Leurs corps, ces villes assiégées.
Ils me montrent leur immaculée antiquité. Eden face à ce combat sans fin. Eden pour ce corps acculé. Ils veulent que je sache qu’il n’y a pas que ça. Ces photos pour rendre hommage aux disparus.
Au disparu.
« Noémie, je vais rentrer».
Noémie