Deuil en traduction
Le psychanalyste Jean-Bertrand Pontalis écrit que la traduction nous confronte à la « mélancolie du langage », puisqu’elle permet de se rendre compte que, lorsque deux personnes se parlent, quelles que soient la ou les langues qu’elles utilisent, elles ne se comprennent jamais à 100%, il y a toujours une part de ce qu’elles veulent dire qui échappe à la communication. La traduction souligne le fait qu’avec le langage, il est toujours question d’éprouver la perte de quelque chose. Lorsque j’ai découvert cette théorie, elle m’a beaucoup séduit, mais elle est longtemps restée abstraite et livresque.
Il y a quelques semaines, une de mes amies est décédée. Elle habitait en France, mais ses funérailles ont eu lieu en Italie, son pays d’origine, où vit encore toute sa famille. Dans le cimetière, je me suis retrouvé avec ses proches, qui se débrouillent en anglais mais ne comprennent pas le français. Ils m’ont fait écouter les messages vocaux qu’elle avait reçus de ses amis français, formulant leurs adieux dans leur langue. J’ai traduit ces messages, en anglais, afin qu’ils les traduisent à leur tour, en italien.
Je nous revois, assis en cercle, faisant passer les mots d’une langue à l’autre, pas plus d’une phrase à la fois, avec une lenteur cérémoniale et la gorge serrée. Ces phrases sont d’une simplicité déconcertante, du point de vue de la langue. Le vocabulaire utilisé est transparent, la syntaxe minimale. Les Italiens entendent ce qui se dit dans ce français si proche et si loin, de même que je comprends très bien ce qu’ils ré-énoncent à partir de ma traduction. Tout le monde, finalement, peut vérifier qu’à chaque étape traductive, le sens est toujours bien là, intact. Une partie du sens du moins, puisque le sens existentiel de ce qui se passe dans cette confrontation plurilingue à la mort, lui, demeure et demeurera toujours inaccessible.
Nul besoin de traduction, alors, pourrait-on se dire, puisqu’il est si facile de comprendre ce qui est dit ? Tout au contraire, la traduction s’avère être un processus d’élaboration nécessaire. Car ce qui compte, ce n’est pas tant le contenu des messages que le soin collectif qui enrobe ces messages de nos affects, de notre histoire et de notre sollicitude.
Je réalise alors que ce que je ressens là, c’est justement ce que nous essayons de rendre possible pour les personnes que nous recevons avec des interprètes dans les consultations transculturelles : déployer les langues pour mieux tisser des enveloppes contenantes autour des mots, et autour des peines et des pertes, des souffrances et des vides, que les mots transmettent autant qu’ils dissimulent.
Guillaume
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