Devenir « témoignaire »

A propos des rendez-vous mensuels à la maison de retraite…
Nous nous installons confortablement dans les fauteuils et disposons les livres, les disques et les films. Cela fait déjà plusieurs mois que Madame Suzanne Phleng Khan SOR vient nous dire bonjour mais ne s’installe pas, « Trop fatiguée, pas envie de livre » nous dit-elle. Cependant, ce jour-là, elle repère un livre photos du Cambodge. Elle s’assoit à côté de moi et nous le feuilletons ensemble. Elle commente même certaines photos : « Je connais ici c’est près de chez moi ».
Le mois suivant, madame SOR est de retour et elle me parle de sa ville natale Battambang. Elle me parle aussi de son ancien travail, elle était sage-femme et même formatrice pour les étudiants. C’est une dame qui parle avec beaucoup d’humour de la place des femmes dans ce métier surtout au Cambodge. Ses études l’ont menées au Canada pour se perfectionner, puis en France pour y travailler. Elle aime comparer les différentes pratiques. C’est pour ainsi dire Madame SOR qui me donne mes premiers cours de transculturalité.
Au fil de son récit, madame SOR décide que je serai sa « témoignaire » (au sens de Régine WAINTRATER dans Sortir du génocide témoignage et survivance). « L’accord tacite », « le contrat moral est passé », j’écoute, je reçois le témoignage de ce parcours migratoire qui a commencé dès l’âge de 3 ans avec la guerre entre la Thaïlande et le Cambodge puis avec sa formation au Canada et enfin la fuite de la guerre du Vietnam vers la France. Lorsque madame SOR rappelle des passages douloureux de son histoire, elle m’attrape la main pour retrouver de l’humanité et permettre ainsi d’évoquer l’innommable; les khmers rouges, la fuite, la perte de sa mère, les camps, la peur pour ses enfants, l’attente des visas. Aidée de son fils pour mettre en mots et en pages son récit, madame SOR parvient à se raconter dans un livre nommé le mal bonheur. Nous y découvrons ces mots au sujet de l’exil : « A ce moment-là j’ai senti que la vie devenait une catastrophe. Nous sommes partis tous en famille sans même un biberon de rechange. » Elle me confie être apaisée de raconter son histoire et que cela lui fait du bien d’être entendue. Je lui révèle alors que son histoire résonne en moi et la remercie pour sa confiance.
Quelque temps après, elle m’offrira son livre, ce qui me permettra de lui proposer de venir voir l’exposition du Musée de l’immigration que nous accueillons à la médiathèque. Je l’invite alors à participer à un temps de rencontre et selon son envie y présenter son livre. Madame SOR est enchantée par l’idée et souhaite que nous préparions cette entrevue ensemble. En effet, certains passages de sa vie ne doivent pas être interrogés et elle perd un peu la mémoire. Je suis donc la garante des limites à ne pas franchir et son aide-mémoire.
Madame SOR sera finalement très à l’aise avec le petit comité présent et fera comme à son habitude de l’humour pour atténuer ou cacher l’émotion en évoquant des moments difficiles du récit. Les personnes présentes feront preuve d’une grande humanité dont elle sera très touchée. Des discussions individuelles s’engagent, d’autres témoignages se révèlent aussi comme pour dire “je vous comprends, j’ai vécu un parcours difficile aussi”. Madame SOR me dira être « soulagée » d’avoir passé un peu de son « poids sur le cœur » aux témoignaires que nous avons été. Elle écrira à ce propos « Avoir témoigné de cette vie de malbonheur n’a pas été suffisant pour cicatriser mes blessures mais m’a rendu l’esprit tranquille et la paix. »
Madame Suzanne Phleng Klan SOR est décédée durant le covid sans que nous puissions nous dire au revoir. J’écris ce texte en espérant que chaque lecture la rendra un peu plus légère.
Aline