Etre mère partout
Fatima m’a souvent parlé de ses cinq enfants, les quatre aînés restés à Tizi-Ouzou et gardés par Rachid, leur papa, ainsi qu’Amine, leur petit dernier, qui a six ans.
Fatima et Amine sont arrivés en France pour qu’il puisse accéder à des soins oncologiques. Dans les journées de Fatima, vingt-quatre heures ne sont jamais assez. Ses traits sont toujours tirés, j’ai l’impression que nos rendez-vous sont les seuls moments où elle peut se poser un peu.
Lors d’une visite dans son hôtel, en fin de journée, Fatima se confie à moi. Amine est lui aussi dans la chambre. Fatima m’explique qu’elle ne va pas bien. Ses enfants restés au pays lui manquent et son éloignement est difficile pour eux aussi. Ils demandent à ce qu’elle revienne à Tizi-Ouzou. A cet instant, dans les mots de Fatima, j’entends sa peine, et la remise en cause brutale de son statut de mère aimante. Elle me regarde, et me dit : « Je leur explique pourquoi je suis là, pourquoi je ne suis pas avec eux », puis elle observe Amine qui joue avec ses figurines d’animaux. C’est douloureux pour Fatima. Elle se demande, éloignée d’eux, si elle est toujours pleinement la mère de ses enfants.
La migration trimballe les corps et parfois fait vaciller les identités. En écoutant Fatima, je pense. Des deux côtés de la Méditerranée, chacun des membres de la famille fait face aux mêmes épreuves, la maladie d’Amine, la séparation, le manque. Malgré l’absence, ils restent une famille. Famille séparée par la migration mais profondément rassemblée. Une filiation qui se préserve, une histoire familiale commune qui continue de s’écrire. De Paris à Tizi-Ouzou, de Tizi-Ouzou à Paris : deux parents qui continuent à éduquer et aimer leurs cinq enfants, même séparés par 2 697 km de distance.
Je ne sais plus avec précision comment j’ai dit tout ça à Fatima. Sous son caractère réservé, sa souffrance restait palpable. Nous avons regardé de nouveau Amine qui jouait. Ça nous a fait du bien. Je me souviens parfaitement du sujet qui a suivi, par contre. Elle m’a parlé de Sarah, une très jeune mère hébergée dans une autre chambre de l’hôtel. Sarah venait aussi de Tizi-Ouzou. Elle avait appris qu’elle avait un cancer, et que son mari resté au pays la quittait. Malgré une vie sans répit, rendez-vous sur rendez-vous à longueur de journée, Fatima m’a expliqué tout ce qu’elle avait fait et continuait à faire pour cette jeune femme. Comme si elle avait été sa mère.
Fatima est mère, malgré le départ de là-bas, et les conditions de vie ici. Dans une rencontre plus transculturelle qu’empathique, ce jour-là, j’aurais pu mieux réconforter Fatima en nommant et reconnaissant sa souffrance. J’aurais pu dire par exemple « Fatima, moi je te vois mère, je te vois pleinement et complètement mère ». Disperser la peine qui nous envahissait, étouffer les schèmes qui prescrivent qu’une mère ne migre pas sans ses enfants, proclamer que migrer n’est pas quitter…
Fatima peut être mère partout. Elle est mère dans sa chambre avec Amine, à Tizi-Ouzou auprès de ses autres enfants, au téléphone avec eux, et même probablement dans les yeux de Sarah.
Erwann