Le temps d’avant, de maintenant, de demain
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« Le Temps nous égare, le Temps nous étreint, le Temps nous est gare, le Temps nous est train » Jacques Prévert
Ahmed est arrivé dans le bassin parisien “illégalement”, par le train. Paris : destination choisie pour s’offrir « plus de chance de réussir » explique-t-il. Assise en face de lui dans mon bureau, je l’observe. Les papiers volent hors de son classeur, de droite à gauche. J’ai l’impression de voir en face de moi un train lancé à grande vitesse. Ahmed compose le dossier de sa demande de titre de séjour. Ce n’est pas son but ultime, mais il est obligé d’en passer par là, à bord du wagon, direction sa destination finale : la « réussite ».
Ahmed a 17 ans aujourd’hui, il en avait 15 lors de son arrivée. Il en aura 18 l’année prochaine. Des nombres qui ont tous leur importance ici, en France. Peut-être moins en Somalie, où le « temps était différent » selon Ahmed. A 15 ans, entretien d’évaluation de la minorité, tribunaux, choc culturel, voyage de destinations en destinations, de structures en structures, de personnes en personnes… A 16 ans, école professionnalisante, consolidation de l’identité, prise de conscience d’être embarqué dans un train infernal… Quelle place pour l’instant présent, en cette période de transition entre l’enfance et l’âge adulte que l’on appelle “adolescence” ? Pas le temps d’être “ici et maintenant”, il faut en permanence penser à demain.
A sa majorité, Ahmed sera accompagné par un service pour “jeunes majeurs”. Il pourra prétendre à une protection jusqu’à ses 21 ans, trois années de plus pour grandir, mûrir, être en sécurité pendant un temps. Trois années de plus pour arriver à destination… si l’aide sociale à l’enfance les lui accorde. Ce sera le moment de réaliser que le chemin n’est pas fini, qu’il est encore long. Parsemé de démarches et d’accommodations diverses et variées, aussi difficilement surmontables les unes que les autres, qu’il faut affronter afin de pouvoir atteindre le terminus : « réussir ».
Je suis amenée à partager un court instant le voyage d’Ahmed, en tant qu’éducatrice spécialisée, afin de l’aider à essayer de comprendre les maillages de cette terre d’accueil, la France, et d’aboutir à ses objectifs de vie. Je l’imagine à 20 ans, arrivera-t-il jusque-là sans trop d’embûches, pourra-t-il regarder le chemin parcouru et se sentir fier d’y être parvenu ? Quelles seront les futures étapes de ce chemin, dans quelles gares passera le train d’Ahmed ? Un parcours migratoire continu, difficile, douloureux, pour arriver à son but ultime qu’il nomme « la réussite ». Ce dernier est presque atteint à chaque instant, et pourtant sans cesse repoussé, année après année.
Et Ahmed dans tout ça ? Où est-il ? Où est l’enfant, l’adolescent, l’adulte en devenir ? Qui est -il ? D’où vient-il ? Que souhaite-t-il ? Comment va-t-il ? Il aura peut-être le temps d’y penser demain, si nous lui offrons les moyens de pouvoir le faire.
Mélissa