Migration perpétuelle
Dites-nous dans votre tour du Monde, l’Etranger ?
L’avez-vous vu ce pays
C’est un pays souple, voguant
Comme un tapis volant, souple, et peu épais
qui voyagerait dans tout ce Monde infâme
qui plongerait vers les hommes et les femmes
qui arriverait par derrière et ramasserait
ce malheureux couple vivant
« Existe-t-il ce pays ?
Qui les emporterait loin de tous les Dangers ? »
Ce pays n’existe pas, mais une partie de lui, peut-être. A chaque rencontre : accueillir, accompagner, soigner, écouter, reconnaître. L’approche transculturelle est inhérente à la rencontre, elle s’en nourrit. Elle crée au sein de la rencontre un pays où tout peut exister et être partagé : un souvenir, une douleur, une joie, un rêve. Les paroles en sont les frontières mobiles, qui s’ouvrent et se déplacent pour accepter un prochain souvenir, une douleur, une joie, un rêve, tout ce que l’on peut raconter de soi. Elles se resserrent parfois, pour apaiser une plaie à soigner.
Francisco a 45 ans et vient d’Angola. Débouté de sa demande d’asile, il vit dans le jour présent, difficile, les yeux vers le lendemain, pleins d’espoirs. Mais quand ce lendemain se termine à son tour, il réalise que c’est un jour ordinaire ; difficile.
Francisco est apprêté pour nos rendez-vous et court après le travail, partout. Des emplois non déclarés, malgré lui, malgré les promesses successives d’employeurs véreux qui exploitent ses compétences de peintre. Je n’arrive plus à le joindre et m’en inquiète. Il ne se trouve plus dans sa chambre. Dans un dernier espoir, je décide de contacter la réception de son hôtel à 22h, pour savoir s’il est revenu. Le gardien me le passe. Francisco est parti à Lyon, Nemours, Rouen, avec le même employeur pendant deux mois, chantier après chantier, toujours en mouvement pour vivre, et dans l’espoir d’une déclaration d’employeur qui permettrait une régularisation.
Une migration perpétuelle s’est installée, comme un mode de vie contraint. Pas pour fuir un danger, ou un contrôle policier. Une migration en tant qu’une démarche administrative à part entière : obtenir huit fiches de paie. Francisco n’a presque pas été payé pour son travail, et on a refusé de lui remettre des fiches de paie.
Il pleure au bout du fil et me dit ces mots qui résonneront toujours en moi : « C’est dur de plaire aux Français…». J’entends résonner dans cette phrase toute les discriminations raciales et l’esclavage moderne qu’il subit, comme tant d’autres. J’entends son intériorisation du mot « sans-papier » en tant que stigmate social, et toute la souffrance qui en découle. Son épuisement après sept ans en France, sans autre mouvement que celui de son corps.
Nous nous sommes parlés, je lui ai dit que moi je l’appréciais. Francisco avait un autre chantier prévu, mais il a souhaité que l’on se rencontre avant. Et depuis, avant chaque départ, nous nous revoyons. Nous avons créé, avec Francisco, ce pays où les catégories administratives n’ont pas cours. Dans ce pays, nous pouvons retrouver tous deux notre subjectivité. Moi, Erwann je ne suis pas un travailleur social, toi Francisco, tu n’es pas un sans-papier. Tu es tout ce que tu me racontes de toi.
Erwann
– Les mots de Eve –
D’une fête de Noël à un mariage marocain
Pour préparer Noël à l’Hôpital de Jour, Sarah a une idée. Elle propose de réaliser de petites sucreries pour accompagner le thé ou le café à la fin du repas. Elle nous explique qu’elle en a très souvent fait quand elle était petite à Noël avec ses parents. L’idée me séduit, plaît aussi à deux patients et un groupe se forme. Pour les courses elle nous dit « c’est simple, il n’y a besoin que de deux ingrédients, des dattes et de la pâte d’amande » : parfait !
Le matin de la fête, les espaces de cuisine sont investis par différents groupes qui s’affairent à la préparation de boissons, apéritifs et autres mets festifs. Nous nous retrouvons donc dans un atelier de travail, à dénoyauter les dattes, couper la pâte d’amande et façonner nos petites sucreries tous les quatre. Mais rapidement, de nouvelles personnes, curieuses, nous voient et nous rejoignent. C’est le cas de Mohamed qui lance : « C’est des dattes fourrées à la pâte d’amande ? Qui c’est qui se marie ? C’est une pâtisserie pour les mariages ! ». Sarah, étonnée, lui répond : « Ah bon ? Moi j’ai toujours fait ça à Noël ». « Si si on fait ça au bled pour les mariages ! ». Mohamed est très content de nous voir préparer ces fameuses pâtisseries. Les bruits de couloir fonctionnant parfaitement, patients et soignants notamment d’origine arabe arrivent afin de voir par eux-mêmes ce qu’il se passe dans notre groupe et finissent par prendre part à la préparation.
« – Chez moi on fait comme ça », « – Tu mets trop de pâte d’amande ! – C’est normal, c’est pour moi celui-là », « – Moi j’ai toujours préféré les dattes natures, d’ailleurs si vous pouvez m’en mettre quelques-unes de côté… », « – On se croirait au bled », « – Il faut qu’on trouve qui va se marier! ». S’ensuivent des propositions de couples potentiels, des rires, du brouhaha : un moment convivial, pris entre traditions de Noël et mariage marocain.
Durant cet instant, il m’a semblé que nous étions et en France à Noël et au Maroc à la préparation d’un mariage. Tant dans l’évocation de souvenirs personnels que dans cette réalisation commune, nous partagions quelque chose d’authentique. D’ailleurs, alors que j’exprimais mon mécontentement sur l’aspect de l’une de mes dattes, je dis « Ah là là » et Mohamed me fit remarquer que ça y était, je parlais désormais arabe.
Eve