Paradoxe
Ce qui me fait avancer dans la compréhension de l’autre, ce sont les surprises et les « on ne s’y attendait pas ». Yao, âgé de 14 ans, a fait un long périple de la Côte d’Ivoire jusqu’à une petite ville du Jura. Depuis, il vit dans un foyer qui accueille des mineurs non accompagnés (MNA) et des jeunes relevant de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ).
En entretien, Yao a la tête baissée et le regard noir. Les « éducs » ne veulent pas qu’il rejoigne pour les vacances son ami Amidou, majeur rencontré à Lyon où il vit toujours. Amidou est originaire de la même ville que Yao, et quand ils sont ensemble, ils se sentent un peu à la maison. Je me sens embarquée dans sa colère. Yao a voyagé sans la protection d’un adulte pendant un an, il s’est « débrouillé » seul tout ce temps, pourquoi ne pourrait-il pas aller à Lyon par lui-même ? Sans frein, sans amarre, quelque chose a poussé Yao à partir loin. Or sa capacité à se déplacer est aujourd’hui empêchée. L’espace de protection qui l’accueille devient d’un seul coup une prison. Il doit s’adapter entre trop et pas assez de protection.
Yao évoque un autre événement qui suscite sa colère. Il explique qu’un adulte n’a pas voulu qu’il prenne un chocolat chaud au moment du goûter, sous prétexte qu’il avait dépassé l’heure. Mais les ados blancs
accueillis au sein du foyer, eux, ne se sont pas vus refuser l’accès à la cuisine. Pour Yao, les éducs font la différence entre les MNA et les autochtones délinquants, car « eux, leurs parents sont ici » et les éducs auraient peur de leurs représailles. Yao, lui, n’a pas ses parents ici. Surprise du paradoxe : à un moment donné, Yao rejette la protection adulte parentale, puis à un autre, il la regrette et l’appelle de ses voeux. C’est comme si en face de moi, il y avait deux Yao : l’un très grand, l’autre tout petit.
Je perçois chez Yao le besoin d’être protégé et soutenu, à la manière d’un portage du bébé par le parent, ce que Winnicott appelle le “holding”. Je comprends alors que Yao exprime sa colère d’avoir perdu une enveloppe psychique familiale, dans l’environnement extérieur mais aussi en lui-même.
Je me mets également à penser que sa colère d’aujourd’hui pourrait aussi parler d’une colère plus ancienne, liée à un événement encore non raconté. Je me demande par ailleurs si sa colère n’est pas aussi adressée à ses parents, mais déplacée sur les éducateurs, ce qui serait caractéristique du processus adolescent et du besoin de différenciation. Mais comment se différencier des siens quand on est loin d’eux, dans un pays d’accueil qui réclame une hyper-adaptation permanente ?
Yao ne souhaite pas revenir me voir en entretien. Malgré mon sentiment d’être moi-même attaquée et insuffisamment contenante, j’insiste, car je vois bien qu’une partie des émotions qui débordent Yao ont pu être déposées dans le cadre de nos échanges. Il me paraît important de pouvoir continuer à penser les paradoxes vécus par Yao, afin que lui-même petit à petit puisse leur donner du sens. Qu’il est difficile en effet, de se sentir continuer à être la même personne, quand les traumas nous ont arraché des pans entiers de vie, et quand le rétablissement est semé de paradoxes et d’injonctions contradictoires.
Anne-Laure