Ruh

En débutant la lecture de L’usage du monde de Nicolas Bouvier, je découvre qu’en perse, les mots « corps » et « âme » se disent de la même manière. Je me demande s’il en va de même en dari et en pachto tout en pensant aux Afghans rencontrés sur mon lieu de travail.
Comment l’union linguistique du corps et de l’âme façonne le regard sur ce que nous nommons « corps » en français ? Quelles conséquences cette union peut avoir sur d’éventuelles altérations physiques subies ?
Il me revient alors en mémoire Jahan qui me demande mon secret pour avoir autant de cheveux. Il me dit que d’habitude les Français n’en ont pas beaucoup et que j’ai peut-être un traitement à lui proposer car il en perd énormément depuis qu’il est parti de chez lui. Il dit qu’en Afghanistan, les hommes ne sont beaux que si leur chevelure est fournie et qu’il a peur de ne plus être apprécié.
Issa me fait la même confidence et lors d’un rendez-vous il retire sa casquette qui masque un trou au milieu de ses cheveux épais. Cela est arrivé en Grèce, du jour au lendemain, me confie-t-il.
Shabir a rasé ses cheveux pour éviter que l’on remarque une différence. Sa mère a pleuré quand elle a constaté que ses longs cheveux avaient disparu. Il les laissait pousser depuis son départ. Le fils qu’elle avait vu partir n’était plus le même et cette nouvelle coupe soulignait son absence.
Ces confessions, en apparence anecdotiques, traduisent entre les lignes les difficultés à être et à reconnaître un nouveau moi endeuillé. La perte symbolique des cheveux rappelle la séparation d’avec les siens, le passage de l’adolescence à l’âge adulte loin des figures parentales, questionne les codes culturels liés à la masculinité et à la beauté, réitérant ruptures et angoisses.
Quant à moi, on m’a toujours attribué des cheveux d’ailleurs. Petite, des adultes bien-pensants faisaient rebondir leur main sur ma chevelure alors crépue en disant à ma mère combien j’étais « originale ». J’ai détesté cette masse de cheveux pendant longtemps, puis je l’ai acceptée et en ai fait un trait de mon identité. Dans la rencontre avec Jahan, Issa, Shabir et tant d’autres, elle tisse un lien entre nous.
Hier, j’ai mangé avec une amie iranienne. Profitant de sa présence, je lui ai demandé comment se disent « âme » et « corps » dans son perse maternel. Ce sont deux mots très différents : daban et ruh. Il semble que Nicolas Bouvier, épris d’exotisme, ait écrit un peu vite. Il semble que je me sois laissée emporter également même si je reste persuadée que le corps est âme et que la chevelure perdue renvoie à d’autres pertes. En prendre soin est ainsi une véritable manière d’aller à l’encontre du dépouillement qu’impose l’exil.
Noémie