Se réinventer, entre ici et là-bas

Dans mon travail de référente de parcours au Programme de Réussite Educative, il y a des jours où l’on vit des moments de petits plaisirs, simples, mais qui représentent beaucoup. C’est ce qui s’est passé aujourd’hui avec madame M. qui s’est confiée à moi sur ses réflexions et introspections de ces dernières années.
Madame M. est originaire du Bengladesh. Elle est arrivée en France il y a 13 ans, dans le cadre d’un regroupement familial. Son fils aîné, Syed est âgé de 10 ans et sa fille Rima, de 7 ans. Tous les deux sont nés en France. Je rencontre régulièrement les parents dans le cadre de l’accompagnement de leur fils aîné, notamment pour des démarches d’orientation en IME. Lors de nos premières rencontres, madame M. pouvait exprimer une grande solitude et des sentiments de tristesse réguliers.
Très rapidement, la question transculturelle s’est posée dans nos échanges. Comment madame et monsieur vivaient-ils le diagnostic de handicap pour leur fils ? Quelle connaissance en avait la famille au pays ? Comment était perçue cette maladie d’ici, là-bas ? Autant de questions qui ont ouvert un échange fort en émotions pour madame qui pouvait, pour la première fois, s’exprimer sur son vécu migratoire, ses ressentis en arrivant en France, elle, l’étudiante en philosophie, reconnue comme une intellectuelle là-bas, ramenée systématiquement au statut d’étrangère, d’immigrée, dans le regard des gens d’ici. « Je suis arrivée dans un pays où il fallait que je réapprenne tout : la langue, les codes, la culture. J’étais comme une enfant qui devait tout apprendre, j’avais perdu confiance. Et je suis devenue maman en même temps. Comme si j’étais une enfant qui devenait maman et j’étais seule, loin de ma famille. C’était très dur.«
Madame fait le lien avec le deuil de sa mère, qu’elle a dû faire à distance, avec un sentiment de culpabilité de ne pas être une « bonne fille ». Alors quand son père tombe gravement malade, elle part là-bas pendant 3 mois, avec ses 2 enfants, une décision qu’il a fallu médiatiser avec l’école, afin d’expliquer l’importance de cette démarche et l’impact positif que cela pourrait avoir pour les enfants.
Ce retour au pays, dans un contexte de maladie et finalement de deuil – pour lequel madame a pu effectuer les rituels qu’elle n’avait pas pu faire pour sa mère – a été un déclencheur. Madame s’est rendue compte, lors de ce voyage, que ses enfants étaient curieux et fiers du pays de leurs parents et de leurs pratiques culturelles. Elle, qui essayait de « gommer » sa culture en France pour favoriser l’intégration de ses enfants, a réalisé qu’elle pouvait elle aussi, être fière de son pays, transmettre sa culture et sa langue, sans pour autant « empêcher » ses enfants de devenir français., Elle a pris confiance en elle et s’est ouverte au monde extérieur, si idéalisé et en même temps, si craint. Oubliée la peur du jugement et du qu’en dira-t-on sur sa tenue vestimentaire et sa langue, madame ose et assume son identité plurielle.
À l’écoute de ce récit, je prends conscience du chemin parcouru par madame ces 3 dernières années et je comprends ce sourire qui, aujourd’hui, fait partie intégrante de sa personne. C’est avec ce sourire qu’elle me raconte lire des histoires en bengalis tous les soirs à ses enfants, et qu’elle m’explique avoir inventé une nouvelle façon de faire pour fêter le mariage de son frère au pays. Elle a organisé une fête chez elle et a cuisiné un repas traditionnel pour toute la famille d’ici, parée des plus beaux vêtements de fêtes de là-bas. Ainsi, toute la famille a pu, grâce à un appel visio, partager ce moment de fête familial, éloignés les uns des autres de plus de 8 000 kilomètres.
Ce témoignage nous montre l’importance de la transmission mais aussi la nécessité, pour les personnes ayant connu une migration, de pouvoir créer et réinventer de nouvelles pratiques culturelles, en faisant des ponts entre ici et là-bas.
Julie et Guillaume