Comprendre et soigner.
La consultation transculturelle : un dispositif métissé et cosmopolite
La consultation transculturelle : un dispositif métissé et cosmopolite
Etant donnée l’importance de la traduction, nous avons entrepris des études sur les modalités de traduction en situation clinique. La première d’entre elles, faite en collaboration avec une linguiste S. de Pury Toumi, a consisté à refaire traduire, en dehors de la situation thérapeutique, le discours énoncé par le patient par un second traducteur qui revoit la cassette de la consultation qui a été enregistrée et qui retraduit dans des conditions bien différentes de la situation clinique. Il a beaucoup plus de temps qu’en situation naturelle, il peut s’arrêter quand il veut, revenir en arrière, utiliser une aide mais surtout, il n’est pas inclus dans la relation thérapeutique ce qui modifie totalement sa position (Moro, De Pury Toumi, 1994). Cette re-traduction étant faite, nous avons comparé les deux versions ce qui a mis en évidence le fait qu’il existait de nombreuses différences dans la traduction in vivo et a posteriori mais que malgré ces différences, le sens global du discours était bien partagé par la triade patient-traducteur-thérapeute. Cette dernière donnée, contredit, il faut le dire haut et fort, l‘idée trop souvent entendue selon laquelle on ne peut faire de thérapie avec un traducteur. Certes, c’est complexe mais confortable de travailler avec un traducteur — pendant qu’il traduit, on pense, on rêve…
Au-delà de cette constatation globale, l’étude a aussi mis en évidence l’importance de plusieurs processus qui ont modifié notre manière de travailler dans un entretien bilingue. Nous avons interviewé le traducteur de la situation clinique sur ce qui l’a amené à ces différences, ce qui a permis de mieux comprendre la part du traducteur dans le dispositif et ses mécanismes de choix et de décision au moment même de l’entretien.
Ainsi, « la connaissance culturelle partagée » permet de s’exprimer par sous-entendus et par implicites, ce qui est fondamental lorsqu’on aborde des sujets difficiles – la sexualité, les relations intimes entre les femmes et les hommes, voire entre les parents et les enfants mais aussi, en France, tout ce qui touche au sacré…
Il s’agit tout d’abord de prendre conscience du fait que nous travaillons sur un discours traduit et non énoncé (patient / thérapeute / patient) et donc un discours médiatisé par le truchement du traducteur ce qui implique de bien intégrer le traducteur dans le dispositif thérapeutique et donc de le former à la situation clinique transculturelle.
Enfin cette étude a mis en évidence l’importance, pour les thérapeutes, des associations liées à la matérialité du langage énoncées directement par le patient et ce, même si on ne comprend pas. Ce bain linguistique provoque en nous des images et des associations liées à l’effet même des mots, des rythmes, des sonorités… L’interaction se fait avec le sens mais aussi avec la langue elle-même et l’univers qu’elle transporte.
La traduction n’est donc pas un simplement truchement mais elle participe au processus interactif de la psychothérapie en situation transculturelle.
Le thérapeute est aussi un être culturel : le contre-transfert-culturel.
Dans un tel dispositif, il est nécessaire d’instaurer, en plus des mécanismes d’analyse du transfert et du contre-transfert « affectif », une modalité spécifique d’analyse du contre-transfert lié à la dimension culturelle. Autre raison pour laquelle ce type de consultation se déroule en groupe, moyen le plus efficace pour analyser ce contre-transfert culturel (Moro, Nathan, 1989). Concrètement, à la fin de chaque entretien, le groupe s’efforce d’expliciter le contre-transfert de chacun des thérapeutes par une discussion des affects éprouvés par chacun, des implicites, des théories… qui les ont conduit à penser telle chose (inférences), à formuler tel acte (interventions).
On le sait, rendre opérationnelle la dynamique du transfert et du contre-transfert a été la véritable révolution opérée par Freud. Depuis l’élaboration du modèle classique de la cure, la parole du sujet est posée comme acte de la thérapie, le support en étant le lien entre le psychanalyste et son client c’est-à-dire le transfert. Le transfert désigne donc le processus par lequel les désirs inconscients du patient s’actualisent dans le cadre de la relation psychanalytique. Devereux (1967) a élargi cette définition pour l’appliquer à l’ensemble des phénomènes survenant en situation de clinique et de recherche en sciences humaines. Le transfert devient alors la somme des réactions implicites et explicites que le sujet développe par rapport au clinicien ou au chercheur.
A l’inverse, le contre-transfert du chercheur est la somme de toutes les réactions du clinicien explicites et implicites par rapport à son patient ou à son objet de recherche. Dans le contre-transfert, il y a comme dans le transfert, une dimension affective et culturelle. Le contre-transfert culturel concerne la manière dont le thérapeute se positionne par rapport à l’altérité du patient, par rapport à ses manières de faire, de penser la maladie, par rapport à tout ce qui fait l’être culturel du patient… Tel Soninké a des insomnies, lorsqu’il s’endort enfin, il fait des rêves funestes. Il a consulté un guérisseur soninké à Paris qui lui a dit qu’il avait été attaqué par un esprit, un génie, un ancêtre mécontent. Le guérisseur, le sage, celui qui sait interpréter les rêve a alors demandé qu’il fasse un sacrifice. Quelle est ma position intérieure face à un tel récit ? De cette position contre-transférentielle découlera ma réponse au patient. Elle conditionnera ma capacité à entrer en relation thérapeutique avec lui. Il s’agit donc de définir le statut épistémologique que j’attribue à ce type de matériel. Il s’agit donc avant tout de ma position intérieure par rapport à tous ces dires et ces faire codés par la culture du patient. Le transfert et le contre-transfert culturel empruntent aussi à l’histoire, à la politique, à la géographie… Le patient comme le thérapeute ont des appartenances et sont inscrits dans des histoires collectives qui imprègnent leurs réactions et dont ils doivent être conscients. Sans l’analyse de ce contre-transfert culturel, on risque des passages à l’acte agressifs, affectifs, racistes… Ainsi, telle femme thérapeute qui n’arrive pas à entrer en interaction avec tel homme maghrébin avec qui elle est en conflit immédiatement —c’est l’image de la femme qui est d’abord en jeu dans cette relation et la place culturelle qui lui revient ou encore telle jeune fille maghrébine qui arrive à convaincre l’assistance sociale de son lycée de la placer en urgence dans un foyer car son père l’empêche de se maquiller. Et l’assistance sociale interrogée sur cette précipitation dira en toute bonne foi “ Ils commencent comme cela et on ne sait pas où cela s’arrêt. Si elle est renvoyée en Algérie, alors, il sera trop tard ! ” Décentrage et analyse du contre-transfert culturel sont sans doute les deux mécanismes les plus difficiles à acquérir dans cette pratique culturelle mais les plus précieux aussi.
Un autre facteur est modifié dans ce dispositif, la temporalité : les consultations durent environ deux heures, temps qui semble nécessaire pour qu’un récit se déroule à la première personne étant donnée la représentation traditionnelle du temps, de la rencontre et du parcours thérapeutique.
De même, en général, les suivis se font sous forme de consultations thérapeutiques ou de thérapies brèves inférieures à six mois à raison d’une séance par mois ou tous les deux mois. Beaucoup plus rarement, dans ce cadre groupal, sont menées des thérapies longues. Mais des thérapies plus longues peuvent avoir lieu en individuel avec un des co-thérapeutes si c’est nécessaire après quelques consultations en groupe qui permettent de donner un cadre culturel à la souffrance de la famille et d’initier le processus. Parfois elles sont menées par un membre de l’équipe qui accompagne la famille en même temps que les thérapies en groupe.
Nous avons mené pour notre part plusieurs études sur l’efficacité de la technique ethnopsychanalytique pour les thérapies mères-bébés en situation transculturelle (Moro, 1991; Moro, 1994 ; Moro, 1998), pour les enfants d’âge scolaire et les adolescents, enfants de migrants (Moro, 1998 ; Deplaen, Moro et al., 1999). En dehors des paramètres déjà retrouvés par les équipes antérieures, on a mis en évidence l’importance de l’élaboration de l’altérité culturelle, de la co-construction d’un sens avec la famille, l’impact de l’exploration des niveaux ontologiques, étiologiques et thérapeutiques pour chaque situation sur la qualité du récit, l’importance de l’énoncé d’un récit singulier et contextualisé dans les mécanismes de changement, la nécessité de travailler sur les productions imaginaires actualisées dans la relation thérapeutique pour reconstruire cette transmission parents-enfants et l’intérêt de travailler sur la conflictualité interne des enfants soumis à un certain degré de dissociation entre filiation et affiliation…. Ainsi, cette technique psychothérapique comporte des facteurs communs à toute psychothérapie comme la mise en place d’un cadre, la construction d’un récit… et aussi des facteurs spécifiques liés à la nature même de la technique.
Les données de cette recherche clinique nous conduit à l’éclectisme au sein même de la consultation sachant que l’étape ultime sera la construction de liens entre ces hypothèses de sens et surtout la possibilité pour le patient de construire son propre récit en s’appuyant sur ces représentations plurielles. Ainsi, ce dispositif de soins qui intègre la dimension psychique et culturelle de tout dysfonctionnement humain n’est pas à proprement parlé un dispositif spécifique à mes yeux. Il serait plus exact de dire qu’il s’agit d’un cadre psychothérapique complexe et métissé qui permet le décentrage des thérapeutes et par là-même la prise en compte de l’altérité culturelle des patients migrants mais, en fait, intéressant pour tous, migrants ou pas, métisses ou pas.
Loin d’être des obstacles, la langue des patients, leurs représentations culturelles, les logiques culturelles qui les imprègnent, deviennent alors des éléments du cadre thérapeutique et des sources de créativité aussi bien pour les thérapeutes que pour les patients.
Tous ces apprentissages, nous les faisons collectivement à Avicenne, nous les faisons grâce à ce formidable lieu de rencontres qu’est devenue cette consultation transculturelle. C’est une entreprise véritablement collective et cosmopolite. Mes collaborateurs sont maintenant très nombreux, une vingtaine de thérapeutes en permanence et puis tous ceux qui passent, travaillent un temps, repartent dans un terrain, retournent dans leur pays d’origine ou vont travailler ailleurs. Il y a aussi beaucoup de stagiaires ou d’invités qui apportent leur regard neuf sur ce lieu thérapeutique ouvert sur la cité et sur le monde. Tous apportent quelque chose de plus, de différent, au travail entrepris, à Avicenne l’andalouse.