Handicap et migration : un double métissage
Métissage
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Lorsque la situation de handicap se double de la situation de migration, la famille se confronte à une double vulnérabilité.
Le concept de vulnérabilité renvoie un état de moindre résistance aux nuisances et aux agressions (Rezzoug, Baubet, Moro, 2013). L’enfant vulnérable est très sensible à la moindre variation interne ou externe, ce qui peut entrainer « un dysfonctionnement important, une souffrance, un arrêt, une inhibition ou un développement a minima de son potentiel » (De La Noë, Sharara, 2006).
L’annonce du handicap et l’exil sont deux situations marquées par la remise en question des savoirs et des repères. Lorsque le handicap se double de la situation de migration, la famille est confrontée à une double expérience de perte, une double étrangeté.
Mais ce sont aussi deux situations où des processus d’adaptation, de réorganisation, d’élaboration sont en œuvre pour construire le développement du jeune enfant, faire évoluer l’identité individuelle et la dynamique familiale.
La famille migrante avec un enfant handicapé est deux fois « sur la marge » ; elle est deux fois en métissage, dans deux expériences de transformation.
La clinique du handicap se confronte au risque du double handicap, de la présence et de l’émergence de troubles associés qui viennent entraver le développement et remettre en cause les possibilités d’autonomisation et d’individuation. Il existe parfois un second déficit qui vient majorer le risque de survenue de ces troubles. Mais la situation de handicap a également une incidence sur la mise en place des interactions, en raison de l’effet traumatique de l’annonce du handicap sur la famille, et de son incidence sur les modalités d’être en relation et en communication. Quand le handicap surgit, il ébranle les savoir-faire. Les parents se mettent en cause et sont remis en cause dans leur capacité à être parents de cet enfant-là.
L’annonce du handicap est un instant suspendu dans les processus de construction identificatoire. C’est un coup de tonnerre qui sidère et fige la dynamique relationnelle au sein de la famille. Le bébé handicapé risque alors de ne jamais pouvoir exister autrement que comme handicapé, cassé (Portalier, 2005). La survenue de troubles associés se problématise autour de ce processus de subjectivation.
Pour la famille, la situation migratoire entraîne la perte du cadre culturel et la prive d’un ensemble d’étayages culturels qui fonctionne comme cadre contenant de la pensée
Le moment autour de la grossesse et de la naissance d’un enfant est toujours une crise identitaire avec un mouvement de régression et de profonds remaniements psychiques. Le groupe culturel propose traditionnellement une codification et des représentations qui permettent un étayage de cette étape de crise. Le désordre interne est ainsi contenu par un étayage externe : rôle de l’entourage, rituels, mesures de protection.
En situation de migration, l’externe n’est plus sécure. Les parents sont ainsi déstabilisés dans la manière de se représenter et de s’occuper de leur enfant, de le comprendre, d’interagir avec lui. La complexification du bain culturel en situation transculturelle va engendrer de la confusion et des paradoxes. Cette instabilité peut être transmise à l’enfant et générer angoisse et sentiment d’insécurité.
Marie Rose Moro propose le concept de « l’enfant exposé », exposé au risque transculturel. L’enfant exposé se construit autour du « clivage entre le monde du dedans (la famille, la langue maternelle, la culture du pays d’origine) et celui du dehors (l’école, le français, la culture française, les institutions) » (Rezzoug, Baubet, Moro, 2013). L’enfant de migrants est soumis à la dissociation entre filiation (transmission par le père) et affiliation (appartenance à un groupe). La structuration culturelle et la structuration psychique de ces enfants sont donc construites sur des clivages mal assurés dans un contexte d’instabilité, mais pourtant nécessaires pour qu’ils puissent se mouvoir dans deux mondes hétérogènes (De La Noë, Sharara, 2006). Parce que la transmission est précarisée, grandir en situation de migration est un facteur de risque pour la structuration psychique.
Le bébé est avant tout un étranger qu’il s’agit d’identifier (Moro, Mestre, Réal, 2013). Lorsque le nouveau-né paraît, il doit être reconnu par le groupe, pour acquérir le statut d’humain. C’est un processus d’agrégat du bébé à la communauté humaine.
Sans cela, l’enfant peut rester dans un entre-deux. Il peut ne pas être humanisé, c’est-à-dire être nommé et être inscrit dans la chaine des générations.
Et lorsque l’enfant et sa famille sont « exposés » au risque du handicap, cette reconnaissance se brouille, vacille. Des forces puissantes contrarient le processus d’humanisation du bébé. Le bébé risque de ne pas être inscrit dans la filiation. Il risque de rester un bébé « raté », incomplet, qui ne sera pas subjectivé mais deviendra objet, mauvais objet d’une faute inconsciente (Portalier, 2005).
Le handicap place l’individu dans un entre-deux, entre inclusion et exclusion, entre incapacités et compétences, entre anormalité et normalité, entre milieu spécialisé et milieu ordinaire, entre corps et psyché, entre inné et acquis, entre humain et inhumain (Korff-Sausse, 2017).
Ce qui est le mieux partagé au monde est le désarroi des humains face à leur vulnérabilité (Gardou, 2017). Le handicap concentre sur lui les peurs et les angoisses archaïques. Il rappelle à l’humain la menace du manque qui pèse sur lui, le risque de la déficience qui peut survenir et contrecarrer ses fantasmes de toute puissance, marquant sa défaite dans sa lutte contre sa finitude et la mort.
Les communautés humaines ont volontiers créé des fictions, mêlant réel et imaginaire, naturel et surnaturel, face à l’impensable, à l’inenvisageable irruption du handicap, devant le non-sens de la déficience (Gardou, 2010). Ces représentations déterminent la vision du handicap et nourrissent les comportements et les pratiques à son égard (Gardou, 2017). Les représentations autour du handicap varient d’un lieu à un autre, d’une époque à une autre, et donnent sa forme au lien social, à l’interaction entre l’invalide et le valide.
Le handicap génère de nombreux fantasmes, qui puisent leur contenu dans un fond magico-religieux, toujours prégnant, même dans les sociétés sécularisées. Selon les cultures, les interprétations et les réinterprétations oscillent entre des étiologies endogènes (génétique ou intrapsychique) et exogènes (pasteurienne ou sorcellaire), puis déplacent la question des causes (« comment ? ») vers celle du sens (« pourquoi ? ») : « pourquoi moi », « qu’ai-je fait pour mériter cela ? » (Gardou, Laplantine, 2014). Les explications culturelles privilégient soit une faute, individuelle ou collective, sanctionnée par un châtiment divin, soit un déterminisme familial, ancestral. Le handicap vient perturber un équilibre que la culture tente de rétablir.
Les modèles oscillent entre malédiction et épreuve rédemptrice, entre stigmatisation et compassion.
L’homme en situation de migration est un homme marginal, tel que l’a défini Robert Ezra Park, sociologue de l’école de Chicago. Il vit l’expérience subjective de l’acculturation, de l’impact du nouveau contexte culturel et de l’identité mixte.
« L’homme marginal » est éloigné de sa société d’origine sans être autant inséré profondément dans la société d’installation. C’est un être solitaire qui se retrouve confronté à deux cultures : il est l’homme de deux cultures et de deux sociétés (Cuche, 2009).
La notion de liminalité qualifie le moment où un individu a perdu un statut mais n’a pas encore accédé à un second statut. Il est dans une situation intermédiaire et flotte entre deux états (Calvez, 2000). Robert Murphy, anthropologue et tétraplégique, utilise en 1993 le concept de liminalité pour rendre compte de sa propre expérience de la déficience. Les personnes handicapées ont le profil type de la « personne liminale » car la situation de handicap n’est pas un état transitoire ; la déficience est une liminalité sans fin : « Les handicapés à long terme ne sont ni malades, ni en bonne santé, ni morts, ni pleinement vivants, ni en dehors de la société, ni tout à fait à l’intérieur. (…) Le malade vit dans un état de suspension sociale jusqu’à ce qu’il aille mieux. L’invalide, lui, (…) vit dans un isolement partiel en tant qu’individu indéfini et ambigu » (Murphy, cité par Blanc, 2017, p 66).
La déficience limite les fonctionnalités du corps et réduit l’horizon de l’individu. Cette situation de seuil est un trait essentiel de la condition sociale des personnes handicapées. La situation de dépendance des personnes handicapées constitue un trait dominant de la condition de l’invalide et caractérise la situation d’interstice dans la société (Calvez, 2000).
Pour Anne-Lyse Chabert, philosophe, atteinte d’une maladie neuro-évolutive, le handicap crée une rupture dans l’ordre de vie de l’individu (et de sa famille, notamment lorsqu’il s’agit de jeunes enfants, rajoutons-nous). Il exclut. La lutte pour tenter de rester dans le même monde des objets et des hommes est vaine. La personne handicapée s’y épuise. Il lui faut retrouver un nouvel ordre : « C’est paradoxalement parce que l’individu est sommé de changer le cadre de vie où il a évolué préalablement, parce qu’il en est chassé envers et contre tout, qu’il s’oriente vers un autre cadre qui correspond davantage à sa mesure et qui lui convient mieux : il est en demeure de créer » (Chabert, 2017, p 22).
Pour y parvenir, la personne en situation de handicap doit pouvoir actionner deux leviers : sa propre agentivité et les capabilités que lui autorise son milieu.
La notion d’agentivité recouvre le concept anglo-saxon d’agency et renvoie à la faculté d’action de l’être, à sa capacité à agir sur le monde, les choses, les êtres, à les transformer ou les influencer, à la capacité des individus à être des agents actifs de leur propre vie. L’agentivité de la personne handicapée lui permet d’être acteur principal dans la négociation permanente avec son propre corps et avec son milieu.
La construction de ce nouvel équilibre dépend également des conditions que la société prodigue à l’individu. Anne-Lyse Chabert utilise le concept de capabilité pour décrire l’existence des possibles. Ce sont les capacités dont la personne est dotée, mais aussi les libertés ou les possibilités créées par une combinaison de capacités personnelles et d’un environnement politique, social et économique, que le milieu autorise.
La situation de migration oblige également à trouver un nouvel équilibre de vie et la situation transculturelle peut permettre des réussites, notamment celle des enfants (Rezzoug, Baubet, Moro, 2013).
Pour Margaret Mahler (cité par Rezzoug, Baubet, Moro, 2013), la migration peut générer aussi bien une régression qu’une potentialisation des ressources créatrices du sujet. Elle compare la migration au processus de séparation-individuation, la migration pouvant favoriser une nouvelle naissance. Pour Salman Akhtar (cité par Rezzoug, Baubet, Moro, 2013), le processus migratoire peut être associé à une troisième phase de séparation individuation, vers une identité réorganisée, renouvelée, hybride. L’apprentissage d’une nouvelle langue implique l’acquisition de nouveaux objets internes et de nouvelles représentations de soi (Rezzoug, Baubet, Moro, 2013).
Pour Anne-Lyse Chabert (2017), le handicapé se doit d’être un « bricoleur » dans le sens que lui donne Claude Levi-Strauss dans son ouvrage La Pensée Sauvage. Le propre du bricoleur est de travailler à partir d’un nombre fini de matériaux dont il parvient à déployer l’efficacité en fonction de ses besoins. Sa principale occupation consiste à savoir comment utiliser l es moyens que son milieu lui offre (en fonction des contraintes physiques pour le handicapé et en fonction du changement de référent culturel pour le migrant, rajoutons-nous), à organiser les relations les plus pertinentes possibles entre lui et son environnement. C’est en réalité la capacité d’adaptation qui est en jeu, dans la mesure où elle permet d’atteindre un nouvel équilibre de vie en utilisant différemment les possibilités du monde. Dans la société inclusive, c’est cette capacité de bricolage qui devrait pouvoir être évaluée, à l’école et ailleurs.
De la même manière qu’il y a un ethnocentrisme, il y a un normocentrisme et un validocentrisme. Face à cela, Charles Gardou et François Laplantine appellent à un universalisme métis qui est un processus, une dynamique, dans un mouvement permanent de confrontation et de réfutation, jamais arrêté, jamais définitif (Gardou, Laplantine, 2014). La personne en situation de handicap est amenée à explorer d’autres terrains aux marges, insolites, inédits, qui pourraient être une contribution pour la communauté humaine élargie (Korff-Sausse, 2017). Ces processus de métissage sont facteurs de changement et d’élaboration et la société inclusive devrait y être plus attentive pour construire les conditions de sa réussite.
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