Bitume
Sa famille a cherché Firmin, longtemps, partout. Ils sont passés juste à côté de son lieu de vie, mais ne l’ont pas trouvé. Ils cherchaient un homme debout, mais cela faisait longtemps que Firmin ne l’était plus. Assis sur son morceau de bitume, il se réchauffait à l’air soufflé par la bouche d’égout et tendait la main pour faire la manche.
Firmin est décédé à l’hôpital. Des semaines durant, il s’est plaint d’une douleur à l’abdomen, mais, marqué par l’alcool, souvent en état d’ébriété quand il acceptait de nous accompagner dans différents services hospitaliers, il ressortait rapidement avec des conseils de cure… Dans la rue, l’alcool est un compagnon de survie, un compagnon qui aide à oublier les regards, ou les yeux qui se détournent, qui aide à oublier le froid, la pluie et la faim.
Ses parents nous retrouvent grâce au collectif les Morts de la Rue. Ils nous interrogent sur l’enterrement que notre service a organisé quelques mois auparavant. Ils ont besoin de réponses, ou peut-être, seulement, de savoir qu’il n’était pas seul.
Sa sœur nous montre des photos, un adolescent plein de vie la tenant dans ses bras, un bel homme en costume de marié, élégant et souriant. Sa mère nous parle de cet enfant adopté en Haïti, noir dans une famille blanche, enfant tellement désiré, suivi « d’un petit miracle », une sœur biologique. Firmin fils, mais aussi Firmin époux, sa volonté de devenir père éprouvée par les nombreuses fausses couches de son épouse…
Souvent, dans notre métier, nous nous posons cette grande question : est-ce la rue qui a provoqué les troubles psychiques ? Est-ce sa dureté, sa violence, et la peur qu’elle génère, qui brisent ? Ou est-ce que ce sont les maux de la vie qui ont amené Firmin à tout quitter et à se faire écraser par le bitume ?
Tout a commencé quand Firmin, alors âgé de quinze ans, s’est mis à questionner ses origines, au moment de la naissance de sa sœur. Auparavant, nous dit sa famille, il était un enfant “idéal”. De son adoption, ses parents ne disent presque rien, car « ce n’est pas important, c’est du passé ». De sa lente descente aux enfers, ils remarquent que « notre amour n’a pas suffi, et celui de sa femme non plus ». L’inscription dans « l’imaginaire familial » semble n’avoir pas pu se faire suffisamment. Firmin remettait continuellement en cause son adoption, la volonté de ses “parents”, qu’il avait du mal à reconnaître comme tels et qu’il nommait par leur prénom.
Même si l’enracinement dans la famille n’est pas qu’une affaire de biologie, quelle était la possibilité pour Firmin d’interroger sa double appartenance, sa double affiliation, son ici et son ailleurs ?
Rencontrer sa famille nous a permis de mettre des mots sur les maux de Firmin, de l’inscrire dans une histoire, dans son histoire. Nous nous sommes sentis ancrés parmi ces hommes et ces femmes que nous accompagnons, chacun d’eux nous permettant de nous « déplacer », et de témoigner de ces rencontres, de nos rencontres.
Marjorie