Sur un fil
« Tenir sur un fil ce n’est pas chercher l’équilibre, c’est accepter le déséquilibre. »
Ces mots de Denis Josselin, funambule, résonnent en moi de manière particulière quand je pense à Kaya, à notre rencontre et au chemin que nous parcourons ensemble.
Kaya, ton silence à l’école maternelle inquiète ton enseignante. Ta maman, elle, te décrit comme très loquace à la maison. Quelques années plus tôt, tes parents ont quitté le Paraguay pour la Belgique avec ton demi-frère et ta demi-sœur, dans l’espoir d’un avenir meilleur. Tu ne parles pas mais nous parlons des langues. Celles qui te bercent depuis toujours : le guarani, l’espagnol ; celles qui t’accompagnent au quotidien comme le français. Qui parle quelle langue et avec qui ? Où parle-t-on le français, le guarani, l’espagnol ? Comment t’empares-tu de ces langues ? À ce moment-là, je n’en sais que peu de chose. Alors, comme les mots ne viennent pas, je te propose de dessiner.
Les mots que tu as entendus le jour de notre première rencontre, c’étaient ceux de ton papa qui, depuis un an à peine, avait quitté seul la Belgique pour rejoindre le Paraguay. Ces mots qui parvenaient de l’autre bout du monde, tout aussi inattendus pour toi que pour moi, avaient surgis soudainement du téléphone. Puis des mots qui bousculent, qui questionnent ma fonction et la raison de notre rencontre. C’étaient les mots de ta mère, empreints de tristesse. Elle, si peinée d’être loin de lui et de le savoir loin de toi, alors que tu ne souhaitais qu’une chose : son retour. Des mots qui font vaciller. C’étaient aussi les miens, maladroits, imprécis, ceux d’une langue que je ne maîtrisais pas et pas tout à fait celle de tes parents, mais qui permettraient peut-être le début d’une alliance. Et pendant ce temps, silencieux, tu dessinais les contours d’une maison aux couleurs vives et tu traçais un unique mot en lettres majuscules : PAPA.
Un jour, tu as parlé, à ma plus grande surprise. Je le constatai seulement en fin de séance : « Tiens, j’entends ta voix ! Elle est très jolie. » Mais, était-ce bien de celle-là dont il s’agissait vraiment…
Le fil de ton existence a souvent été teinté de précarité, de discontinuités et jonché de ruptures. Tu n’étais ni ici, ni là-bas. Dans l’attente, jusqu’à rester éveillé la nuit ou à dormir dans les interstices pour ne surtout pas manquer le retour de ton père, jusqu’à préparer un sac, au cas où. Alors, comment avancer quand on est en suspens ?
Lorsque l’on tend un fil d’acier sur plusieurs mètres, il faut ajouter des points d’accroche, tendre des cordages pour relier le fil au sol et lui redonner un peu de stabilité. Je reste donc présente quoiqu’il advienne. Les mouvements de ma bouche, les sons et les mots qui en sortent te servent de tuteurs. Tu les répètes spontanément en sourdine : tes lèvres en témoignent. Tu t’amuses également beaucoup de m’entendre parler l’espagnol, moi, la thérapeute du langage et de la communication qui ânonne, achoppe mais cherche avec toi envers et contre tout !
Ainsi, accepter d’osciller puis, l’espace d’un instant tenir, prendre appui, se sentir ancré. Se laisser surprendre par la force de l’équilibre, même ténue. Aujourd’hui, tes mots restent encore parfois en lévitation. Il manque mais tu te racontes. Je me raconte aussi un peu. Nous partageons nos vécus singuliers et métissés : un peu d’ici, un soupçon de là-bas, de l’inédit. Et nous rions beaucoup, l’humour nous relie et nous décale sans jamais nous faire basculer tout à fait.
Léa