Alain Policar a été démis du Conseil des sages de la laïcité et des valeurs de la République (CSL) par la ministre de l’Éducation Nationale le 22 avril 2024. Policar est sociologue et politologue, chercheur associé au Centre de recherches politiques de Sciences Po. Il avait été nommé par Pap Ndiaye en avril 2023. (nb : toutes les références citées de ce texte sont à retrouver ci-dessous, rubriques biblio et sitographie)
Le motif invoqué est une interview à Radio France internationale (RFI), le 5 avril où il affirmait que la loi de 2004 sur le port ostensible de signes religieux à l’école est considérée, « à tort ou à raison », comme « discriminatoire à l’égard des musulmans (…) A mes yeux, le voile n’est pas le plus souvent un signe de prosélytisme – les enquêtes sociologiques montrent qu’il s’agit même souvent d’un vecteur d’émancipation pour les jeunes filles par rapport à leur milieu – et le port du voile devrait donc être analysé chaquefois au cas par cas. Or, la loi ne permet pas cette analyse fine » (Le Monde 25 avril 2024).
Dans un entretien à Mediapart, Policar réaffirme « que des enquêtes sociologiques montrent que le voile n’a pas une signification univoque. Si les jeunes filles qui le portent peuvent servir implicitement ou explicitement la cause islamiste, il existe d’autres motivations avancées par les jeunes filles voilées, celle d’échapper à la pression de leurs milieux, autrement dit, par la conformité avec les prescriptions implicites, de gagner un espace de liberté. Il y a eu énormément d’enquêtes à ce sujet, depuis longtemps, à commencer par Le Foulard et la République, de Françoise Gaspard et Farhad Khosrokhavar en 1995. Mais pour mes détracteurs, le voile est sans contestation le signe de l’infériorisation de la femme et/ou du militantisme islamiste.» (Mediapart 25 avril 2024).Policar avait développé sa thèse dans une tribune dans Le Monde le 15 mars 2024 «Une politique qui se fixe pour principal objectif de masquer les signes de différence est-elle raisonnable ? Le républicanisme critique met en lumière les effets de domination induits par cette laïcité – en réalité, une catho-laïcité, soit une
concession à une logique culturaliste qui ethnicise les pratiques des religions minoritaires, essentiellement l’islam ». Mais la complexité du phénomène et la prise en compte des études empiriques que défendaient Policar ont ainsi été éliminées de ce conseil. Un collectif de plus de 130 personnalités du monde de l’enseignement supérieur et de la recherche a apporté son soutien à Policar dans une tribune publiée dans Le Monde le 30 Avril 2024.
Le débat est ancien. En 2004, au moment du vote de la loi, Christine Delphy, dans la perspective du féminisme matérialiste, s’oppose à la vision du voile comme symbole d’oppression, et défend « le libre choix des femmes en mettant notamment sur le même plan le droit de porter le foulard autant que le droit de ne pas le porter » (Delphy 2008, p 132).
En 2006, la revue Nouvelles Questions Féministes approfondissait la question dans deux numéros : « D’un côté, l’argument de la défense des droits des femmes et de l’égalité des sexes a servi de justification à la loi, et fut porté d’abord par des groupes politiques, puis des associations et des féministes. De l’autre, la dénonciation des aspects discriminatoires de la loi et le refus d’exclure des jeunes filles de l’école ont motivé l’opposition à la loi, par des militant·e·s antiracistes mais aussi par des féministes (…) L’argument de la défense des droits des femmes s’est trouvé mêlé à des processus relevant du racisme. » (Benelli et al. 2006). Les féministes restent divisées sur cette question qui renvoie à des conceptions différentes de l’universalisme, que Policar a bien analysé dans son livre L’universalisme en procès, (2021).
Nathalie Raulin (2015) s’oppose ainsi à Delphy « Au lieu d’insulter les féministes françaises, de leur prêter des aversions qu’elles n’ont pas, Christine Delphy devrait plutôt se souvenir que la liberté d’une femme (de disposer de son corps, d’exercer ses droits, de critiquer, etc.) réclame aussi de mener le combat contre les siens (sa famille ou son «groupe racial») pour peu que l’ordre social qu’ils défendent repose sur sa propre soumission ».
Sara Skandrani (2011) montre que des jeunes filles tunisiennes revendiquaient le port du voile et la virginité dans la construction d’une identité choisie librement. Dans son étude sur le port du niqab Agnès de Feo (2018), établit que certaines femmes le portent comme des sujets en se libérant des stéréotypes. « Le discours public les a au contraire largement désubjectivées.
Certaines de ces femmes ont pu devenir des antisujets. Sous prétexte de les libérer, les mesures législatives et les réactions populaires ont pu en amener certaines à se radicaliser ». Julien Baugé (2023) recense des travaux indiquant que les usages sociaux du port d’un voile sont pluriels, « une quête de salut (Jovelin 2009), des choix idéologiques (Babès 2003), des modalités concrètes d’acculturation à la société française (Gaspard et Khosrokhavar 1995 ; Tersigni 2003) ou d’intégration communautaire (Puzenat 2015) ». Sa propre recherche montre que « chez des jeunes femmes qui s’élèvent socialement et s’autonomisent de leur milieu familial, la conformité de la pratique religieuse fonctionne ainsi comme une manifestation visible de fidélité au groupe social d’origine ».
Olivier Esteves, co-auteur de La France, tu l’aimes mais tu la quittes : enquête sur la diaspora française musulmane (Esteves et al. 2024) rappelle dans un article très récent cette note administrative coloniale citée par Fanon dans L’an V de la révolution algérienne : « Si nous voulons frapper la société algérienne dans sa contexture, dans ses facultés de résistance, il nous faut d’abord conquérir les femmes ; il faut que nous allions les chercher derrière le voile où elles se dissimulent ». Cette logique se retrouverait d’une certaine façon actuellement : « La lecture qui s’est définitivement imposée en France hexagonale depuis 1989, c’est « le dévoilement forcé émancipant les femmes musulmanes opprimées par l’islam, par leurs maris, ou désormais par leurs frères dans les quartiers populaires ». Des « affaires du voile » d’avant 1989 « suggèrent que l’interdiction du voile n’est pas qu’une affaire de laïcité, voire n’en est pas du tout une, puisque ces affaires passées sous les radars se sont déroulées avant que la laïcité soit associée aux scandales autour « du voile » mais que la laïcité a été le véhicule discursif et politique principal permettant de respectabiliser un racisme d’abord anti-arabe, ensuite anti-musulman, et permettant de passer d’un discours négatif (« contre le voile ») à un discours positif (« pour la laïcité »). » (Esteves 2024).
Les femmes qui fuient leurs pays pour échapper à la violence islamiste ont un autre rapport au voile en arrivant en France. Dans son entretien publié dans L’autre, la cinéaste iranienne Sou Abadi nous disait que lorsqu’elle a dû fuir l’Iran en 1980, sa tante lui a fait promettre de ne jamais mettre un tissu sur ses cheveux, ce qu’elle a toujours respecté (Delanoë 2021). Djemila Benhabib dit comment elle a subi des pressions pour porter le voile en arrivant à Saint-Denis en venant d’Algérie (2009).
Ainsi, le corps des femmes, son statut dans l’espace public est un enjeu social majeur dans différentes configurations sociales. La domination masculine s’y déploie que ce soit en le dissimulant au nom d’un désir masculin irrépressible (Héritier 1996) ou en exigeant sa visibilité plus ou moins étendue et en lui imposant dans le même temps des critères morphologiques au nom d’un modèle de beauté contraignant. Une domination masculine qui se croise avec les effets encore à l’œuvre de la violence coloniale et des dominations qui lui ont succédé. Comment se faufiler dans ce labyrinthe pour devenir sujet ?
Daniel Delanoë
NB : Nous avons reçu Alain Policar dans le séminaire
Les consultations transculturelles dans la modernité en 2021 à propos de son livre L’inquiétante familiarité de la race, décolonialisme, intersectionalité et universalisme, (2020) et en 2024 sur Georges Devereux.
Le 5 décembre 2017 au séminaire Besoin de croire, nous avons reçu Djemila Benhabib pour son livre Après Charlie, Laïques de tous les pays, mobilisez-vous ! (2017).
Et Chahla Chafiq le 05 octobre 2021, pour « Islam, féminisme, voile, laïcité »
disponible en podcast, qui a publié Islam politique, sexe et genre. A la lumière de l’expérience iranienne. (2011)