Quais de Seine
L’hiver dernier, au théâtre La Colline, était jouée la pièce Quais de seine, qui fait partie de la trilogie Points de non-retour, écrite et mise en scène par Alexandra Badea. Cette pièce questionne les liens entre l’histoire sociale du colonialisme et l’histoire intime de ceux qui l’ont vécu ou en sont morts, notamment à partir du massacre des manifestants algériens du 17 octobre 1961 à Paris. Elle m’a particulièrement touché en cette période anniversaire et au moment où les prises de parole présidentielles hésitaient entre la reconnaissance des Harkis et l’accusation formulée à l’encontre du gouvernement algérien de vivre sur des « rentes mémorielles ».
La première scène s’ouvre avec l’hospitalisation de Nora, après sa tentative de suicide. Son psychothérapeute la questionne, mais elle ne veut rien dire. Sur l’autre partie du plateau, un appartement algérois, où vivent un homme engagé contre l’occupation coloniale française, et sa compagne pied-noire et enceinte. Ils fuient la guerre pour offrir un avenir meilleur à leur enfant, et se rendent à Paris. Le 17 octobre, l’homme disparait, sa femme le cherche un temps puis se convainc de sa mort, avant de donner naissance à leur fils, auquel est attribué un prénom français. Quand le père réapparait, trois ans se sont écoulés depuis son expulsion en Algérie, il est trop tard, quelque chose s’est brisé dans le couple. Le fils n’aura de père qu’un fantôme, sans nom et sans nationalité.
Quel lien entre cette histoire et celle de Nora ? Cette dernière traverse le plateau, recouvert d’un sable grisâtre qui évoque les cendres. Elle erre dans un passé qu’elle ne reconnait pas tout de suite comme le sien. Elle explique à son thérapeute qu’elle est prise d’une attaque de panique dès qu’elle essaye de traverser le pont Saint-Michel. Au fil des échanges, un souvenir rejaillit. Sur le pont, il y a une plaque commémorative « à la mémoire des Algériens tués lors de la répression de la manifestation du 17 octobre 1961 ». Elle se souvient qu’elle s’appelle « Nora », prénom aux origines multiples mais qui en arabe peut signifier « clarté ». Et justement, la clarté se fait dans son esprit, elle se souvient de ce qu’elle a toujours su sans jamais l’avoir formulé. Elle se souvient que sa grand-mère est enterrée à Sétif, qu’elle n’a jamais eu de grand-père, et que son père a passé toute sa vie emmuré dans le silence. En racontant son histoire, elle se souvient ainsi de celle de ses grands-parents.
Mélangeant les scènes du passé et du présent sur le plateau et dans l’espace thérapeutique qu’elle met en scène, Alexandra Badea tisse l’intime et le politique de façon à ce que l’histoire de la guerre ne soit plus un voile qui recouvre les secrets familiaux mais un fond sur lequel peut s’écrire le récit de soi. Forte de la quête introspective qu’elle vient de réaliser, le personnage de Nora, dans la pièce qui fait suite à celle-ci au sein de la trilogie, devient documentariste, afin de recueillir le récit d’autres enfants et petits-enfants de la guerre. Le travail d’Alexandra Badea nous montre donc également à quel point explorer ses propres origines et comprendre d’où l’on vient est indispensable pour accompagner ensuite ceux qui décident d’en faire autant.
Guillaume