« Yezh ar vezh », la langue de la honte
Mona Ozouf, dans son ouvrage Composition française : Retour sur une enfance bretonne (2009), propose un éclairage sur la construction de la France dans une tension entre l’esprit national et les pays qui la composent, entre l’universel et le particulier. L’histoire de la langue bretonne est un des exemples qui illustre le mieux cette tension. Dès le 19ème siècle et pendant toute la IIIème République, il devient honteux de parler le breton, qui renvoie alors aux cancres et aux ploucs, ce que Philippe Durand (1979) formule ainsi : « Yezh ar vezh », « la langue de la honte ». À l’école, la sanction est appelée un « symbole » : un sabot autour du cou, un bouton ou un bonnet d’âne. La seule manière pour un enfant de s’en débarrasser est de le transmettre à un autre élève à son tour surpris en train de parler le breton. Celui qui porte le symbole en fin de journée sera plus sévèrement puni encore. En interdisant son usage et en punissant les locuteurs, le gouvernement fait du breton une langue honteuse. Cette perception pèsera lourd par la suite. Mes grands-parents, scolarisés dans les années 1920 et 1930, cesseront par conséquent de transmettre la langue. La génération de mes parents, privée de la transmission du breton, s’impliquera davantage dans le régionalisme. La loi Deixonne de 1951, autorisant en France l’enseignement du breton à l’école, mettra longtemps à faire renaître cette langue devenue minoritaire, parfois qualifiée de langue morte. C’est de la peur des Bretons de perdre leur langue que sont nées les écoles Diwan. Au-delà de la perte de la langue, se trouve aussi la crainte de la perte d’une identité et d’une filiation.
Cette violence envers la langue s’est transmise d’une génération à l’autre. La censure partielle de la loi Molac de 2021 en témoigne. L’enseignement immersif des écoles Diwan est jugé contraire à la constitution : « La langue de la République est le français ». De plus, dans certaines écoles bilingues bretons-français, les terrains de football sont séparés entre bretonnants et francophones. En société, certains adolescents cachent, par honte, qu’ils ont étudié à Diwan. À l’inverse, des personnes âgées parlent d’économie, de politique ou de conflits familiaux en langue bretonne, afin de ne pas être comprises des générations suivantes. Le sentiment de honte associé à la langue bretonne s’inscrit dans la mémoire individuelle et collective, il se transmet par les mots de la honte et les silences humiliés de la langue écrasée.
Un conte breton me vient à l’esprit, comme une image en clinique transculturelle : « La légende de la ville d’Ys ». Au large de Douarnenez, existait autrefois une cité entourée par les eaux, habitée par le roi Gradlon et sa fille Dahut. La jeune fille rêvait d’un royaume opulent où régnerait la richesse. Aussi, elle donna à la ville un dragon, qui s’empara de tous les navires marchands, et la ville d’Ys devint la plus riche de toutes les cités bretonnes. Un beau matin, un prince arriva dans la cité. Dahut tomba amoureuse de l’étranger. Or, il était le diable, envoyé par Dieu afin de châtier la ville pécheresse. Le prince ouvrit l’écluse et l’océan, en furie, envahit la ville. Seul le roi Gradlon réussit à s’échapper avec l’aide de Morvac’h, son cheval marin. La légende raconte que : Quand Paris sera engloutie, resurgira la ville d’Ys. Ce mythe est interprété comme la répression de la culture celte, qui doit revenir après avoir été engloutie. On y entend alors la rencontre traumatique de deux cultures, dont l’une, bretonne, disparaît après avoir été anéantie par l’autre, française. Toutefois, au large de Douarnenez, on peut encore entendre sonner les cloches de la ville d’Ys et Dahut chanter fièrement en breton, preuve que la langue ne meurt pas mais se transforme, avec l’histoire, sans disparaître pour autant.
Bleuenn
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