Bouc et misère

J’ai pris cette habitude, sur le trajet qui sépare mon lieu de travail de mon domicile, de jeter un œil sur les dernières actualités sélectionnées par je ne sais quel algorithme sur mon téléphone. Bien souvent, j’ouvre cette rubrique un peu machinalement et la referme aussitôt. Mais il y a quelques semaines, les gros titres se ressemblaient désagréablement. « Yvelines. Le tueur de Rambouillet vivait en toute discrétion dans la ville ». « Attaque à Rambouillet : une fonctionnaire de police tuée, son meurtrier abattu ». Différents styles éditoriaux, un point commun dans chacun de ces articles : le descriptif de cet homme invisible à abattre, systématiquement présenté comme ressortissant tunisien, arrivé en France en situation irrégulière, régularisé depuis. Je me prêtais à imaginer, non sans ironie, un article dans lequel serait écrit « l’assaillant était un Français vivant en France, en situation régulière depuis sa naissance ».

Cette insistance sur le statut d’immigré, de non natif du pays dit d’accueil, de marginal aux yeux de la communauté majoritaire, est si systématique dans le traitement des informations par la presse qu’elle ne peut être dénuée de fonction sociale. 

La peur de l’étranger décrite par Spitz chez le nourrisson, est toujours d’actualité chez l’adulte. Si le différent, l’étranger m’effraie, c’est bien parce qu’il me renvoie à ma propre part d’étrangeté et à ma propre peur de l’exclusion. Identifier un plus différent que soi, même sur des critères arbitraires, permet d’affirmer les limites d’un groupe d’appartenance et de renforcer son sentiment d’affiliation. Le bouc émissaire en sait quelque chose, lui qui nous vient de ce passage de l’Ancien Testament dans lequel Dieu demande au grand prêtre de mettre sur la tête d’un bouc tous les péchés du peuple, puis de le chasser dans le désert. 

Si, comme dans les articles précédents, je sous-entends un lien entre l’étrangeté de l’autre et un comportement – ici le meurtre – j’ai vite fait de me dédouaner de cet acte. En aucun cas je ne pourrais moi-même être responsable d’un tel agissement. Ni ceux de ma communauté d’ailleurs, qui par définition me ressemblent.

Ici comme ailleurs, l’arrivée d’un étranger fait souvent du grabuge. Chez les Wanyamwesis, communauté d’Afrique Centrale, « l’étranger, qui représente la souillure, est accueilli avec le sacrifice de deux boucs. Avec leur sang, on arrose le chemin qu’emprunte l’étranger et souvent un des animaux est enterré juste à la frontière du territoire » (Chapelier, Neuville, 1989). La limite doit être à nouveau marquée pour maintenir l’identité de la communauté et conjurer la menace.

Alors que je terminais bientôt mon trajet, je me mis à repenser à Ben Johnson, ce Canadien champion du 100 mètres aux JO de 1988, devenu dans la presse Jamaïcain naturalisé canadien dès l’instant où le monde avait découvert qu’il s’était dopé.

De tout temps le groupe a assuré sa cohésion par l’exclusion de l’étranger. Comment pourrions-nous tendre vers une culture du dissensus où la différence n’est pas une menace identitaire mais une ouverture de possibles?

Éléonore

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