On s’entiche du fétiche

Du lundi au vendredi, c’est le même trajet. Métro, descente à Montparnasse, traversée de la gare jusqu’au Transilien. Aujourd’hui encore, Montparnasse prend des allures de Koh-Lanta. Denis Brogniart annoncerait presque une course effrénée avec slalom obligatoire entre les voyageurs et les valises jusqu’aux portes du train. Autour, les magasins imperturbables émergent lentement de leur sommeil, éclairés mais encore fermés. Derrière une vitre, j’entraperçois le sac de mes rêves. J’entame, un peu coupable, une discrète bifurcation dans sa direction. Mais la sonnerie du transilien me rappelle déjà à l’ordre et à mon sprint.

Sur le chemin du retour, décomplexée, je m’autorise cette fois un arrêt. Il est toujours là, en représentation, éclairé comme une star de la chanson en solo sous les projecteurs du magasin. En ai-je franchement besoin ? Pas vraiment. Mais il a l’air tellement mieux que celui que j’ai sur moi… C’est idiot, non ? À ce moment ce n’est plus simplement un sac, mais l’objet d’un fantasme inconscient, aussi puissant qu’inconnu de moi… Quelle magie vient ainsi agir en moi ?

Faute d’ami directement sous le coude pour me raisonner in extremis, je fais appel à Marx. Dans Le Capital, Marx écrit : « dans la région nuageuse du monde religieux […] les produits du cerveau humain ont l’aspect d’êtres indépendants, doués de corps particuliers, en communication avec les hommes et entre eux. Il en est de même des produits de la main de l’homme dans le monde marchand. C’est ce qu’on peut appeler le fétichisme attaché aux produits du travail, dès qu’ils se présentent comme des marchandises, fétichisme inséparable de ce mode de production ».

Bon d’accord, j’ai peut-être quelque peu sacralisé ce sac à main, devenu alors le Graal qui me conduirait sur le chemin d’une complétude nouvelle. Je veux bien aussi admettre que s’instaure un rapport imaginaire structuré comme un rapport social – horizontal – et religieux – vertical – mais fétichiste, vraiment ? Le fétichisme ne désignerait pas le rapport particulier, obligé pour certains, qui condamne leur plaisir à être lié à un objet ou une partie du corps ?

Alors que, un peu grâce à Marx, je fais marche arrière et me dirige vers le métro, j’entame quelques recherches au sujet du fétiche sur mon téléphone.

Le terme « fétiche » a été construit par les portugais arrivant sur les côtes de Guinée. « Ils auraient utilisé l’adjectif « feitiço » venant de feito, participe passé du verbe faire, forme, figure, configuration, mais aussi artificiel, fabriqué, factice, et enfin fasciné, enchanté ». Comme le note Bruno Latour, le terme fétichiste a été forgé pour désigner « des adorateurs d’objets qui ne sont rien », c’est-à-dire pour dénigrer la croyance de l’autre en des objets dénués de toute magie pour l’observateur. Le fétiche, pour celui qui le fabrique et l’use, est à l’inverse un être-objet sacré auquel s’adresser. « Les deux racines du mot indiquent assez bien, poursuit Bruno Latour, l’ambiguïté de l’objet qui parle, que l’on fabrique ou, pour mêler en une seule expression les deux sens, qui fait parler. Le fétiche est un faire-parler ».

À propos du fétiche congolais, Toby Nathan nous donne un éclairage supplémentaire : « Ce monticule de terre, dans lequel ont été introduits aux fils des ans le sang des animaux sacrifiés, le gin, le vin de palme, la bière et les limonades des offrandes, diverses substances provenant d’humains, des plantes, mais aussi des paroles, prononcées chaque jour […], un agglomérat de matières hétéroclites dont seuls les initiés détiennent la formule, se comporte comme un être vivant, réagit aux demandes et aux mises en demeure – plus que cela, il réagit comme un être humain : il parle ! ». Le renversement possible entre vivant et non-vivant est tel que le destin de certains hommes valeureux est de devenir un fétiche, par l’action du « féticheur » atteignant par là «  une vie éternelle – l’éternité durant aussi longtemps que leurs descendants continueront à les honorer quotidiennement de leurs offrandes. »

Presque arrivée chez moi, je repense à ce sac qui me semblait auréolé de tant de pouvoir au travers de la vitrine. Éloignée de l’objet de convoitise et un peu plus lucide que quelques minutes auparavant, je repense au moment où j’ai acheté mon dernier sac à main. J’avais, je le reconnais, concédé à lui sacrifier bien plus que je n’aurais dû pour avoir le droit de m’en emparer. Je le vois maintenant à mon épaule : objet inanimé, mort. Le pouvoir du fétiche serait donc celui d’une relation longuement entretenue. Serait-ce alors le leurre des objets marchants qui nous captent, de se faire passer pour des fétiches, alors que nos projections éphémères ne nous permettent pas de les garder vivants ? 

Derrière la vitre, c’était peut-être bien le reflet d’un certain idéal qui me captait plus que ce fameux sac en lui-même. À peine atteint, il ne se serait probablement révélé que comme le semblant qu’il était. Aussi beau soit-il, il est certain que je le regarderai bien différemment demain, mon adoré fétiche…

Eleonore

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